BREST – MENTON
LA DIAGONALE HISTORIQUE EN TANDEM
15 AOÛT 2005 AU 19 AOÛT 2005

FRANCINE & ALAIN SCHAUBER

Préambule

En 1930 fut accomplie ce qui est considéré aujourd'hui comme la toute première Diagonale de France. Même si l'appellation n'était pas encore instituée, même s'il n'était évidemment pas encore question d'homologation au sens actuel du terme, le "raid Brest-Menton" comme l'appelaient alors ses protagonistes Georges Grillot et Roger Coiffier était indéniablement une Diagonale, au sens moderne du terme: itinéraire libre, délai (5 jours) fixé à l'avance, autonomie, rencontres avec des amis au courant de la randonnée et enfin compte rendu dans "Le Cycliste". La lecture de ce compte rendu de l'époque, par Grillot, frappe d'ailleurs par les étonnantes analogies, à 75 ans de distance, de cette aventure diagonaliste avec toutes celles qui l'ont suivie jusqu'à nos jours.
Grillot et Coiffier accomplirent leur raid du 16 au 21 avril 1930, en utilisant un tandem. En 1932, le couple Oudart, également en tandem, échoua à Avignon à cause de conditions météorologiques défavorables. Puis il fallut attendre 1935 pour que Louis Cointepas réédite cette Diagonale, en solitaire. Entre-temps, les Diagonales étaient nées puisque dès 1933 chacune des neuf Diagonales avait été effectuée au moins une fois.
Francine et moi avons donc eu l'idée de profiter du soixante-quinzième anniversaire de cette Diagonale "historique" et de l'acquisition récente d'un tandem pour accomplir en 2005 Brest-Menton en suivant exactement l'itinéraire de Grillot et Coiffier, dont la particularité était, au prix d'une centaine de kilomètres de plus que la distance officielle actuelle, de profiter au maximum des vallées pour contourner les massifs montagneux et ainsi tirer le meilleur parti possible des possibilités de cet "engin multiple".
Nous sommes donc partis le 22 avril 2005 sur l'itinéraire exact (à une trentaine de kilomètres près en Bretagne pour cause de route interdite aux vélos) de nos précurseurs… et avons arrêté à mi-parcours, précisément à Moulins où nous avons pris conscience que les routes empruntées en 1930, et en particulier la N7, n'étaient plus praticables sur toute leur longueur à n'importe quelle heure. Le dimanche 24 avril dans l'après-midi, le chassé-croisé des vacanciers de Pâques entre Saint-Pierre-Le-Moûtier et Moulins nous a fait vraiment peur et, encore sous le choc du décès récent de Daniel Merlet (le 20 avril), nous avons décidé d'arrêter à Moulins et sommes tranquillement rentrés chez nous.
Cet arrêt dicté par la raison n'était pas un abandon et encore moins un échec, et rapidement s'est imposée dans nos esprits la nécessité de retenter cette Diagonale la même année, d'autant plus que nous avions pu mesurer la fiabilité et l'efficacité de notre tandem et que nous connaissions déjà la moitié du parcours! Nous avons donc décidé de repartir à la mi-août, en modifiant juste assez l'itinéraire historique pour éviter les routes à grande circulation, tout en passant par le plus grand nombre possible des lieux cités par Grillot dans son compte rendu et en respectant l'esprit de leur choix d'itinéraire, à savoir le louvoiement par les vallées. De fait, si l'on traçait à la fois l'itinéraire de 1930 et le nôtre sur une carte de France, ils se superposeraient presque parfaitement, les différences essentielles se situant souvent au niveau des rives empruntées le long des cours d'eau. De plus la longueur totale (plus de 1500 km) est elle aussi respectée, ainsi que le découpage des étapes.

Pour ce compte rendu un peu particulier, nous avons choisi de juxtaposer notre récit avec des extraits de celui de nos précurseurs, afin d'en souligner les fortes analogies et aussi les différences, essentiellement dues aux conditions de circulation différentes. De plus, beaucoup des réflexions faites par ces précurseurs traduisent exactement ce que nous avons ressenti ou vécu aux mêmes endroits. Nous avons également souhaité évoquer quelques souvenirs de notre tentative avortée d'avril.
Et enfin, petit clin d'œil à l'Histoire et preuve de la continuité de l'esprit des Diagonales depuis 1930, nous avons voulu citer quelques extraits du compte rendu de Cointepas en 1935 (dont l'itinéraire fut le même que celui de Grillot et Coiffier à partir de Tours), ainsi que de celui de Dominique Désir, qui a accompli Brest-Menton en 1980 à l'occasion, lui, du cinquantenaire de cette première Diagonale. A cette occasion, Louis Cointepas lui fit l'honneur, 45 ans après sa propre Diagonale, de l'accompagner sur quelques kilomètres. Dominique nous a fait le même honneur et plaisir sur notre Diagonale, 25 ans après la sienne. La chaîne de l'amitié diagonalistique dans le temps, qui prolonge celle qu'on lui connaît déjà dans l'espace…
Dans la suite, notre compte rendu d'août est rédigé avec une police normale; en police plus petite et en italique, nous l'illustrons avec des extraits de ceux de Grillot/Coiffier en 1930 (1930), de Louis Cointepas en 1935 (1935) et de Dominique Désir en 1980 (1980). Nous insérons également quelques évocations de notre tentative d'avril (Avril 2005).

itinéraireL'itinéraire général de cette Diagonale est conforme à celui de Grillot et Coiffier (ci-contre, manuscrit de Grillot): de Brest à Nantes en longeant la N 65, qui est maintenant interdite aux vélos; puis de Nantes à Tours par la vallée de la Loire, et de Tours à Vierzon par la vallée du Cher; de Vierzon à Roanne, l'itinéraire ondule jusqu'à la vallée de l'Allier, puis rejoint la vallée de la Loire.


Pour rejoindre ensuite la vallée du Rhône, la N7 est incontournable et franchit le col du Pin Bouchain. La route suit ensuite le Rhône jusqu'à Avignon, puis rejoint la vallée de l'Argens qui mène à Fréjus.
Après franchissement de l'Estérel, il ne reste plus qu'à suivre la Côte dite d'Azur…

En réalité, Grillot et Coiffier n'ont pas tout à fait suivi leur "feuille de route" initiale. Ils sont partis à 6h du matin, ont passé la première nuit sur le vélo et ont fait la première étape à Vierzon. Le troisième jour ils se sont arrêtés à Roanne, le quatrième à Maillane au sud d'Avignon, et ils ont passé la dernière nuit sur le vélo pour arriver au matin à Menton, réalisant ainsi cette Diagonale en 121 heures environ.
Nous aussi sommes partis à 6h le 15 août, avons fait étape à Nantes, Vierzon, Roanne et Avignon, pour rejoindre Menton dans la nuit du 19 au 20 août (fin du délai à 2h du matin).


Lundi 15 août : Brest – Nantes (306 km – 2560 m de dénivelée)

A 6h09, le policier de service nous donne le feu vert pour le départ de cette deuxième tentative. Nous sommes sereins, car le vent de nord-ouest est favorable, il fait beau et l'aube point déjà lorsque nous passons sur le pont Albert Louppe. Lorque nous atteignons le Faou pour poster la carte départ, il fait très frais (7°C) mais le soleil se lève.
Peu à peu nous nous réchauffons et nous progressons rapidement dans le "saute-moutons" qui nous mène à Quimper, aidés par le vent.

(Avril 2005) Lors de notre première tentative, nous étions partis le 22 avril à 3h30 et nous avions tenu à passer par Landerneau. En effet, aucun autre pont sur l'Elorn n'existait à Brest en 1930, et nos précurseurs devaient faire ce détour. Dès la sortie de Guipavas, la pluie avait commencé, et ne s'était interrompue qu'à Pontchâteau. Le jour ne s'était vraiment levé que peu avant Quimper et nous avions fait une erreur de parcours à Châteaulin…

(1930) Lundi 14 avril – La pluie n'a cessé de la nuit et arrose toujours la bonne ville de Brest que nous allons quitter avec un plaisir non contenu. Nous savons ce qui nous attend: le mauvais temps jusqu'aux confins du Finistère, peut-être même plus loin, aussi la consigne du bord est-elle de liquider la Bretagne dans le plus bref délai.
Un peu avant six heures, le tandem est sorti du garage, tandis que nous endossons notre tenue de mauvais temps. Je me souviendrai longtemps de ce départ de Brest, au petit jour blême, sous la pluie glaciale, à travers les pavés luisants et les rails des tramways.

(1935) Jeudi 16 mai – Je pars de Brest à 6 heures, sous le crachin. Je sais, par expérience, que j'en ai pour toute la Bretagne et qu'à Brest il pleut 300 jours par an. Peu importe, puisque le moral est à bloc, en songeant au soleil qui m'attend là-bas, à Menton.

(1980) Jeudi 14 août – La nuit était douce, le vent de sud-ouest, perpendiculaire, le moral au beau fixe.

André_Dauphin

A Quimper, nous avons rendez-vous avec André Dauphin, dont la maison est sur notre route. Mais comme nous avons déjà une bonne avance, il n'est pas là pour nous guetter et nous loupons la maison. Un petit coup de portable, et André nous rattrape une dizaine de kilomètres après Quimper avec son camping-car. Une petite photo, quelques mots d'encouragement et c'est déjà reparti!

(Avril 2005) A Quimper, nous avions été attendus au café à l'entrée de la ville par Roger Lavolé, son épouse et André Dauphin. Le cafetier nous avait servi à toute vitesse des boissons chaudes et des viennoiseries, tandis que Mme Lavolé nous fourrait dans la sacoche tout un lot de crêpes maison. Quel accueil efficace et chaleureux!

 

 

A midi nous sommes à Quimperlé, où une crêperie nous tend les bras. Nous y mangeons avec appétit un excellent repas roboratif. Nous repartons ensuite via Pont-Scorff jusqu'à Hennebont où nous contrôlons dans un café.

(Avril 2005) Nous nous étions brièvement arrêtés à Quimperlé pour grignoter quelques sucreries à l'abri d'un petit toit. La pluie continuait de tomber, heureusement pas trop froide. A la sortie de la ville, Emile Le Roux nous attendait et nous avait conduits via Lorient jusqu'à Hennebont, où nous avions déjeuné et contrôlé.

(1930) Quelques kilomètres avant Quimperlé, après un ravitaillement à Quimper et un relais de direction à Rosporden, nous essuyons un ouragan de grêle d'une violence inouïe. En cent mètres, le tandem est arrêté et abandonné à son triste sort, pendant que nous allons nous abriter sous des broussailles, de l'autre côté de la route. Nous sommes à Quimperlé (140 km) à 12h15. Nous déjeunons là en vitesse pendant que la pluie tombe sans arrêt.

Sainte_Anne

Nous rejoignons Vannes en passant par Sainte-Anne-d'Auray. Dans ce charmant village a lieu une messe en plein air, dont nous entendons les échos en passant: c'est le 15 août, après tout!

Cette partie de l'itinéraire est vraiment charmante, les villages fleuris alternent avec les croix en pierre et les vallons ombragés.

(Avril 2005) Nous étions passés par Auray comme Grillot et Coiffier…

(1930) A 15h30, nous arrivons à Auray (200 km). Nous avons effectué cette distance en 9h30 ce qui constitue - sans fausse modestie - une performance honorable si l'on veut bien prendre la peine de considérer que depuis ce matin nous luttons contre le mauvais temps et que la route que nous parcourons est très accidentée.

 

 

A Vannes, le vent change d'orientation et se positionne au nord-nord-est. C'est la fin de l'état de grâce, mais l'avance d'une heure est déjà acquise et les haies nous protègent bien!

Famille JacqA la sortie de Theix, nous avons la surprise d'être arrêtés par un monsieur au bord de la route, que nous ne reconnaissons pas tout de suite. Mais si, il s'agit de Jean-Paul Jacq et de son épouse à côté de qui nous étions placés au dîner diagonaliste de la SF d'Oloron! Leur fille aussi est là et prend la photo… à laquelle se joint Henri Terrillon, qui nous attendait aussi à cet endroit avec son vélo!

(Avril 2005) A Vannes, nous étions bien fatigués et nous avions trouvé un peu d'abri et quelques calories au Mac Do… Nous avions une demi-heure de retard et nous avions aggravé ce retard en faisant une grosse erreur de parcours avant Theix.

Chapelle_d'Arzal

La voie latérale de la N165 après Theix est peu fréquentée, et le temps passe vite en compagnie de Henri Terrillon. Mais voilà qu'après la Trinité-Surzur nous apercevons un groupe de trois cyclistes qui vient à notre rencontre. Il s'agit de Josiane Lesné, Daniel Ménager et Dominique Pelletreau qui sont venus nous accompagner jusqu'à La Roche-Bernard! Et c'est un peloton de six amicalistes qui roule maintenant vers l'est.
Nous continuons à longer la N165 (la N65 de Grillot et Coiffier). Muzillac est bien vite traversée et nous faisons une petite halte-photo devant la chapelle d'Arzal, où Mme Terrillon est paraît-il venue ce matin brûler un cierge pour nous. Puisse cette attention nous être favorable, même s'il s'agissait en fait d'un canular de nos compagnons!

Enfin voilà La Roche-Bernard, où nous décidons de ne pas nous arrêter, à la grande déception de nos amis qui souhaitaient nous proposer de prendre un verre au bar avant le pont avant de nous séparer. Merci beaucoup, ce sera avec grand plaisir une autre fois, quand nous aurons plus de temps!
Seul Henri nous accompagne encore jusqu'à Pontchâteau. Il est 19h20, nous prenons un en-cas au snack et nous en profitons pour contrôler, puis nous prenons congé de Henri et repartons avec notre heure d'avance pour la dernière ligne droite jusqu'à Nantes.

(Avril 2005) En avril déjà, Henri Terrillon, Josiane Lesné et Francis Swiderek avaient bravé la pluie et nous avaient accompagnés et soutenus jusqu'à la Roche-Bernard. Au bar avant le pont, nous étions en mauvais point et ils nous avaient remis d'aplomb avec des sandwiches. Nous étions repartis avec une heure et demie de retard, mais le moral était bon et il avait enfin cessé de pleuvoir.

(1930) Sans nous arrêter, nous passons à Vannes, Muzillac et arrivons au magnifique pont de la Roche-Bernard, le premier endroit intéressant et agréable depuis le départ de Brest. Malheureusement le temps trop noir nous empêche de prendre des photos.
L'Hôtel de l'Espérance nous offre un dîner pantagruélique qui est le bienvenu après une journée pareille, mais en sortant pour aller jeter quelques cartes à la poste, je suis saisi par un frisson extraordinaire, m'obligeant à rentrer en claquant des dents. Le Raid va-t-il se terminer à la Roche-Bernard? Voilà la question qui m'a hanté quelques instants. Croyant à un retour intempestif de ma grippe de la semaine dernière, je me couvre de mes deux chandails, de mon imperméable, et je passe à l'arrière du tandem lorsque nous repartons à 20h30 à la nuit tombante.

Le vent est toujours légèrement défavorable, mais il fait encore jour et il est 21h45 lorsque nous arrivons à l'hôtel Campanile de Saint-Herblain dans la banlieue de Nantes, avec une heure et demie d'avance sur notre horaire. La gérante se souvient de notre arrivée en avril, nous lui avions fait pitié! Une bonne nuit de sommeil nous attend, car le départ du lendemain n'est prévu qu'à 7h, après le petit déjeuner. Excellent pour le moral, tout ça! Qu'il est bon de profiter des conseils de Grillot (voir ci-dessous)!

(Avril 2005) Nous étions parvenus à l'hôtel une heure plus tard, alors que nous étions partis deux heures et demie plus tôt! Comme il avait recommencé à pleuvoir, nous avions littéralement inondé la chambre avec notre tandem-éponge. Et abrutis par la fatigue, nous n'avions pas entendu les deux réveils qui devaient nous tirer du lit à 4h30, et c'est un coup de fil de Josiane Lesné qui nous avait réveillés en sursaut à 7h30! Trois heures de retard au matin du deuxième jour, mais il ne pleuvait plus et nous étions bien reposés…

(1930) A 23h30, nous entrons dans Nantes. Nous avons la déception de ne pas trouver un seul café ouvert. Fermer à 23h, quelle abomination. Messieurs, pour un bistrot ! Nous perdons un temps précieux à chercher la gare où le buffet est à même de nous restaurer. Nous y restons un bon moment, trop bon même et nous sommes assez raides lorsqu'il faut repartir, évoluer au milieu des pavés, des rails, des rues obscures, pour trouver la route d'Angers.
La cadence est tout ce qu'il y a de lent. Je sens que le tandem n'avance plus et décide qu'au premier endroit propice, nous nous arrêterons pour nous reposer un peu.
Nous parcourons environ 25 kilomètres à petite allure, quand un hangar se présente sur la droite. Nous y entrons et nous mettons en demeure de dévorer une moitié de poulet rôti achetée à la Roche-Bernard, des oranges, des bananes, etc... Nous perdons là près de deux heures bien inutilement.
Si j'avais à recommencer un raid de l'envergure de Brest-Menton - que Dieu m'en préserve ! - je ne dépenserais pas inutilement en roulant une nuit des forces susceptibles d'être utilisées par la suite, et je suis persuadé que si à Nantes nous nous étions arrêtés carrément quatre heures, afin de dormir dans un lit, nous ne serions pas arrivés plus tard le lendemain à Vierzon et certainement moins fatigués. Mais, comme dans chaque branche de l'activité humaine c'est à ses dépens que l'on apprend à vivre, c'est en faisant Brest-Menton que l'on apprend à faire Brest-Menton.

 

Mardi 16 août : Nantes – Vierzon (335 km – 1379 m de dénivelée)

La_Loire
Nous repartons de Nantes frais et dispos. La ville est longue à traverser, mais grâce au plan qu'elle a sous les yeux, Francine joue à merveille son rôle de copilote (tiens, voilà une appellation à proposer pour l'équipier arrière, le problème avait été posé l'hiver dernier sur le Forum internet de l'Amicale Cyclo-Tandémiste).

Le vent de nord-est nous ralentit un peu, et ne nous permet pas de rattraper la demi-heure perdue à traverser Nantes. Qu'importe, le retard ne s'accentue pas, c'est l'essentiel. Nous passons sur la rive gauche de la Loire, bien plus tranquille et pittoresque, à hauteur de Mauves-sur-Loire et nous goûtons beaucoup le charme de la route de Champtoceaux, puis de Mûrs-Érigné.


(Avril 2005) Nous avions pris la route d'Angers par Ancenis. C'était un samedi et la circulation était raisonnable, mais les paysages n'étaient pas très attrayants et le restaurant à Champtocé avait été décevant! Nous avions ainsi opté pour la rive droite de la Loire et contourné Angers par les Ponts-de-Cé.

(1930) Le départ du "hangar fatal" a lieu pédestrement, parce que nous sommes gelés et à moitié endormis. Lorsque nous remontons sur le tandem l'allure n'est guère plus vive qu'à la sortie de Nantes. Nous avons hâte de trouver un café ouvert afin d'absorber un liquide chaud et de manger, car le poulet rôti de la Roche-Bernard n'est plus qu'un vague souvenir.
Peut-être à Varades, peut-être à Champtocé - le livre de bord est muet et je n'avais pas de carte - nous trouvons ce qu'il nous faut pour déjeuner copieusement, avant d'affronter une succession de raidillons terribles qui doivent se succéder jusqu'à Angers. Nous entrons dans cette ville aux environs de 8 heures du matin, le mardi, c'est dire que nous avons rampé depuis Nantes.

(1980) C'est à Champtoceaux que Dominique Désir fait sa première étape et coupe la Loire sans la suivre, après avoir traversé la Bretagne par la route du centre.

L'heure de déjeuner approche, mais le seul restaurant de Mûrs-Érigné est fermé pour congé annuel. Certes, Ponts-de-Cé n'est pas loin, mais faut-il faire le détour? Continuons! Heureusement, la chance nous sourit et nous tombons très vite sur un petit restaurant ouvrier dont l'évocation nous laisse encore médusés aujourd'hui: menu unique à 9,50 euros, vin et café compris. A peine assis, nous avons reçu l'entrée. Ensuite ont défilé à la même cadence le plat principal, le fromage, le dessert et le café. Tout cela en moins de trois quarts d'heure! Ça c'est du boulot!

Christian_Videau

Ainsi lestés, nous passons Saumur sans nous arrêter et parvenons d'une traite à Rivarennes, où nous devons contrôler. Là, une surprise nous attend: Christian Videau et son épouse nous attendent au bord de la route et nous tendent une canette fraîche! Quel plaisir!
Une dame de 92 ans s'approche avec curiosité de notre tandem et nous raconte qu'elle aussi faisait du tandem dans sa jeunesse! Dire qu'elle aurait pu croiser nos héros de 1930! Quand elle apprend ce que nous faisons, elle s'enthousiasme et nous encourage pour la suite. Quelle halte vivifiante! Même le traiteur chez qui nous allons tamponner nous adresse ses félicitations!

 


(Août 2005) Nous nous étions passablement ennuyés sur la rive droite de la Loire, bien moins jolie et variée que la gauche.

(1930) La route longe le fleuve aux eaux jaunes et limoneuses, traverse quelques villages : La Bohalle, St-Mathurin, Les Rosiers, qui paraissent sommeiller comme cette triste Loire.
Douze kilomètres avant Saumur, un cycliste à l'horizon, et quel cycliste : Jean Marx, qui a passé une nuit dans un train pour venir nous accompagner. Ah! le brave ami! Si nous ne l'embrassons pas, le coeur y est! Jean, c'est un type extraordinaire, toujours décidé, que l'on parte à Villeneuve-St-Georges ou au Mont-Blanc, à vélo, à tandem ou par le train. Du moment que l'on quitte Paris, il est toujours de la fête, même quand il s'agit de tentatives hasardeuses en haute montagne, où l'on risque de se casser la figure. De nous savoir passer si près de Paris tracassait ce brave ami, si bien qu'un jour, peu avant le départ, il vint me trouver pour me dire : " J'irai vous chercher sur les bords de la Loire." Ah! qu'il fait bon vivre, entouré d'amis de cette trempe, presque des frères, toujours prêts à rendre service, toujours d'humeur égale, et qui vous font oublier les vilenies de ce monde.
Depuis l'arrivée de Jean, l'allure s'est nettement accélérée et nous ne tardons pas à arriver à Saumur, où nous déjeunons gaiement tous les trois. Toutes les fatigues, tous les ennuis sont oubliés. Longuement nous parlons des amis de Paris, quittés il y a seulement trois jours, trois jours qui me paraissent trois mois !
Confortablement restaurés, nous repartons lentement sur les bords de cette Loire, que je voudrais voir aux quatre cents diables. Autant j'aime ce fleuve dans sa haute vallée, autant il m'indiffère ici, coulant sans force, d'une façon bébête, entre deux rives trop vertes.

Déjà nous arrivons à Tours. Le vent est bien sensible maintenant, mais en contrepartie il nous rafraîchit, car il fait assez chaud. La ville est vite contournée par la rocade sud, et nous quittons la vallée de la Loire pour emprunter celle du Cher. Après Saint-Martin-le-Beau la route devient pittoresque et nous décidons de prendre un repas du soir à Chenonceaux. Il est 19h30 et les restaurants sont déjà remplis de touristes. Nous déguerpissons rapidement du premier après avoir attendu en vain un quart d'heure qu'on prenne notre commande, et nous trouvons une pizzeria qui nous sert un délicieux plat de pâtes maison. Le service est rapide une fois que nous avons expliqué que nous avons encore de la route à faire.
A 20h30 nous enfilons nos baudriers et nous reprenons la route. A Noyers-sur-Cher, il commence à faire nuit et le vent tombe un peu. C'est sans encombres que nous parvenons peu avant 1h du matin au Campanile de la sortie de Vierzon, non sans avoir joué encore un peu du triple plateau juste avant la ville.

(Avril 2005) En conséquence de notre "panne de réveil" du matin, nous étions arrivés à Tours en soirée, et après un repas dans une cafétéria, nous avions fait toute la vallée du Cher de nuit, pour ne parvenir à Vierzon que vers 2h du matin. Nous avions décidé de conserver ce retard de trois heures et de le reporter sur la dernière journée, qui avait été prévue plus courte (Aix – Menton). Aussi le départ de Vierzon le 24 avril n'avait-il été effectué qu'à 7h30.

(1930) Heureusement qu'à quelques kilomètres de là nous rencontrons un cyclotouriste en train de réparer lui aussi. C'est Géo Bimbenet, l'illustre randonneur, le concurrent perpétuel à la Poly. Tout le monde le connaît, de réputation au moins, et tout le monde sait qu'il est toujours prêt à rendre service. C'est pourquoi, aujourd'hui, il est venu de Contres à Tours pour nous retrouver. Nous dînons à Montrichard et nous nous quittons au carrefour de la route de Contres, non sans que Géo Bimbenet m'ait remis une fiole de liquide, à boire, paraît-il, après le café, ou en cas de coup de pompe!
Nous avons l'intention de nous arrêter ce soir à Vierzon, quelques heures seulement, car nous n'avons pas dormi depuis Brest et je sais par expérience que deux nuits consécutives sur la route produisent de sérieuses perturbations dans la marche d'un tandem. C'est la tactique employée d'ailleurs par les Audax 1.000 km, qui prévoient un arrêt de quatre heures au cours de la deuxième nuit.
Il reste encore 70 kilomètres avant d'arriver à Vierzon, malheureusement la route laisse à désirer et devient épouvantable aux environs de Villefranche-sur-Cher. Il fait nuit et par-dessus le marché Coiffier commence à dormir sur le tandem.
J'ai passé entre Villefranche et Vierzon comme entre Nice et Menton les moments les plus durs du raid, je dirai presque de ma vie de cyclotouriste. Cahoté, désemparé, le tandem rampe à dix à l'heure. Coiffier, à moitié endormi, ne réagit plus, et si moi-même résiste au sommeil, je suis las, presque à bout de forces. L'instant est tragique. Je sens que si cela continue, nous allons verser dans un fossé et Brest-Menton en restera là. A cette pensée, mon sang ne fait qu'un tour et je me cramponne résolument au guidon.
La marche à pied alterne avec le tandem. Elle réveille un peu Coiffier, mais ne me délasse guère. Le sommeil m'envahit petit à petit, je fume cigarette sur cigarette pour tenter de le chasser, car il est certain que si je venais à m'endormir à ce moment critique, le raid sombrerait à jamais.
Nous franchissons deux passages à niveau fermés, à peine signalés, sans que la situation ne change. La nuit est d'un noir d'encre et la route est toujours aussi mauvaise. Soudain, une dizaine de kilomètres environ avant Vierzon, le goudron apparaît. J'absorbe en vitesse quelques gorgées de la fiole de Bimbenet et nous repartons... pas pour longtemps... Je sens ma tête tourner, la direction flotter, j'arrête immédiatement le tandem. Cet étourdissement ne dure que quelques minutes et semble provenir de la quantité de liquide absorbé tout à l'heure. Coiffier qui, heureusement, a récupéré, prend la direction et amène le tandem à Vierzon, vers une heure et demie du matin.
Après avoir frappé à un ou deux hôtels, devant la gare, j'en trouve heureusement un qui consent à nous recevoir. A deux heures nous nous couchons, heureux d'être arrivés. La première manche est gagnée, il s'agit maintenant de bien profiter des cinq heures de repos généreusement octroyées!

(1935) Je franchis la Loire à Tours, le vendredi 17 mai à 6h30: grande et belle Loire, je te reverrai toute petite à Roanne! Je roule dans une région plate et opulente, le Jardin de la France, agrémenté de nombreux châteaux historiques. Chenonceaux, 8h15, casse-croûte. je remonte la vallée du Cher, route facile gênée seulement par un léger vent de face. Une côte rompant la monotonie du parcours, j'arrive à Vierzon à 12h30. Je remplis ma musette et en route.

 

Mercredi 17 août : Vierzon – Roanne (239 km – 1475 m de dénivelée)

A_J_LacroixDépart à 7h30 ce matin. Nous prenons la D60 vers Mehun-sur-Yèvre et nous surveillons la route en face de nous. Et les voilà, exacts au rendez-vous! Annick et Jacques Lacroix viennent nous aider à traverser Bourges, comme ils nous l'avaient proposé par mail.
Il fait un temps superbe, même si le vent de nord-est est toujours bien présent, et nous arrivons rapidement à l'entrée de Bourges. Là aussi nous avons un rendez-vous. Et lui aussi est ponctuel, même si dans la précipitation à prendre notre roue il oublie un gant sur sa voiture! Il s'agit de Dominique Désir, qui est spécialement venu des Yvelines ce matin en voiture pour faire un bout de route avec nous. Quand il a appris notre projet, cela lui a rappelé son Brest-Menton en 1980 et il a tenu à être sur notre route comme Cointepas avait été sur la sienne!

Nous passons à quelques centaines de mètres du domicile de Jacques et Annick. Comment refuser un café offert de si bon cœur? D'autant plus que cela fera du bien avant d'affronter le vent qui souffle quand même pas mal. Café, jus d'orange, séance photos, inscriptions dans les carnets, tout cela est rondement mené et nous continuons la traversée de Bourges par des rues bien agréables.
La D15 à la sortie de la ville est calme, et nous pouvons discuter tout en progressant un peu péniblement face au vent. Aux Bourdelins, Annick et Jacques repartent vers Bourges. Merci beaucoup pour votre compagnie et votre aide!

Dominique_Desir
Dominique décide de continuer avec nous jusqu'à Sancoins. C'est là que nous nous apercevons qu'à la suite d'un copier-coller incomplet sur la feuille de route électronique, une heure a disparu dans le décompte horaire (mais sans affecter heureusement le total kilométrique). Nous voilà donc soudain pénalisés d'une heure de retard! Comme nous arrivons à midi à Sancoins, nous décidons de changer nos plans et de nous arrêter pour déjeuner.
Le marché embarasse tout le centre ville, et nous devons marcher pour traverser la localité. Heureusement, le repas est très rapide au restaurant Saint-Joseph. Le personnel est très gentil et se prend au jeu lorsque nous expliquons que nous voulons manger rapidement. Nous parvenons donc à déjeuner et contrôler en une heure.

Dominique repart vers Bourges, nous poursuivons vers le sud-est. La boucle est bouclée, Dominique nous a transmis le relais de Cointepas, comme le montre la juxtaposition de nos carnets (à gauche celui de Dominique en 1980, à droite le nôtre):

Canet_de_route

(Avril 2005) Nous avions perdu une bonne demi-heure à contourner Bourges par une rocade, et à la sortie une violente averse nous avait obligés à nous réfugier sous un hangar. La pluie s'était un peu calmée au bout d'une demi-heure, et nous étions repartis sur la N76. A Sancoins, vers midi, le restaurant Saint-Joseph nous avait magnifiquement remis d'aplomb et le temps s'était un peu amélioré.

(1930) Après un réveil assez difficile – cinq heures de sommeil pour quarante-quatre heures d'effort! – nous quittons Vierzon à petite allure par la N.76 que je connais bien. Ce fut elle qui vit passer notre premier voyage à tandem à Ph. Marre et moi.
L'allure n'a rien de brillant; elle ne le sera guère toute cette journée, si ce n'est que sur la fin du parcours. Nous traversons de longues étendues cultivées, légèrement vallonnées, où nous nous ennuyons quelque peu.
Les villages sont rares, le paysage ne change guère. Nous voyons arriver Sancoins avec plaisir. La foire sévit à Sancoins, gros bourg du Cher, c'est dire que nous parcourons le village au ralenti, au milieu d'une foule de paysans, de bestiaux, de charrettes, etc. Comme il n'est pas loin de midi nous nous arrêtons dans un hôtel où l'on nous sert rapidement ce que nous demandons.

(1935) A Bourges, 14h30, je sens mon boyau avant se dégonfler, un coup de pompe, mais 20 km plus loin je suis obligé de le remplacer. La route jusqu'à Sancoins est ondulée et rappelle la Bretagne. J'aime bien les côtes, cela forme diversion, mais lorsque la distance commence à peser et que le temps est lourd d'orage, je les trouve plutôt mauvaises, d'autant plus que j'ai mal aux genoux.

Nous repartons par les petites routes à l'ouest de l'Allier. Nous avons rendez-vous à Moulins avec M. Roland Sauvaget, que nous devons prévenir à notre passage à Sancoins. Las, quand nous appelons chez lui il est déjà parti au lieu de rendez-vous (un petit square avant le pont sur l'Allier). Mésentente due à notre retard d'une heure. Et quand nous le rappelons chez lui avant d'arriver à Moulins, il s'excuse de ne pas pouvoir y retourner. Dommage!

(Avril 2005) Après Sancoins, nous avions rejoint la N7 à Saint-Pierre, et là ce fut l'effarement: une circulation dense sur une route à quatre voies, de camping-cars, de voitures chargées ou avec remorques donnait à notre présence sur cette route à cette heure-là (milieu d'après-midi d'un dimanche de vacances) le caractère d'une roulette russe. Nous nous étions arrêtés devant le monument du Dirigeable République pour souffler un peu, et à l'entrée de Moulins vers 15h30 nous avions rencontré M. Sauvaget, qui nous avait offert du chocolat et des bananes et nous avait ensuite gentiment guidés pour passer Moulins derrière sa voiture.
A la sortie de Moulins, le fort vent du sud apportait visiblement de nouvelles pluies. Nous avions auparavant réfléchi à la possibilité de quitter la N7 pour gagner Roanne par Le Donjon. Nous aurions fait étape à Roanne (au lieu de Lyon comme prévu). Mais cela nous aurait obligé à déplacer le contrôle de Lapalisse, sans augurer de ce qui nous attendait plus bas sur la N7, que nous étions censés emprunter jusqu'à Menton. Nous avions alors décidé de jeter l'éponge pour "incompatibilité d'itinéraire" et étions restés cette nuit-là à Moulins. Ainsi s'était achevée notre tentative d'avril, riche néanmoins d'enseignements divers…

(1930) Après un bon moment de repos, nous quittons Sancoins en dedans de notre action - comme diraient les chroniqueurs sportifs - en direction de l'Allier, que nous ne tardons pas à traverser sur un pont suspendu, peu avant d'arriver à Saint-Pierre-le-Moûtier, où nous retrouvons cette vieille connaissance de N.7., dont je me flatte de connaître tous les tournants, de Paris à la frontière italienne.
Saint-Pierre-le-Moûtier, un pays qui ne vous dit rien amis lecteurs, mais qui est plein de souvenirs de voyages pour Philippe Marre et moi, souvenirs remontant à l'époque du tourisme à bicyclette sur l'antique vélo Tour de France! A partir de là, je suis en pays connu, et malgré la monotonie de la route, je ne m'ennuie pas, parce que je songe aux voyages passés, ayant emprunté cette N7.
Le ciel est toujours très couvert et peu engageant. Nous nous arrêtons quelques minutes au monument aux Morts du dirigeable "République" pour prendre une photographie de ce curieux mémorial.
Nous ne tardons pas à arriver à Moulins où nous cassons la croûte vers trois heures et demie. La N.7. après cette ville, n'est guère plus intéressante que celles dont nous avons suivi le fil depuis Brest, mais nous avons la consolation de penser qu'à partir de Varennes-sur-Allier, nous allons traverser une région de montagnes de moyenne altitude qui rompra la monotonie du voyage.

(1935) Après Sancoins (17h), une longue descente me fait passer l'Allier, cependant que l'orage éclate plus au nord. A Saint-Pierre je retrouve cette vieille connaissance de N7, dont je connais tous les virages et toutes les côtes et que je vais suivre jusqu'à Menton. Moulins, 19h, ravitaillement, j'arrive à Lapalisse à 21h50. La première manche de 750 km est gagnée sans trop de fatigue, à près de 19 km/h de moyenne.

Donjon

Nous quittons rapidement la N7 pour nous diriger vers Le Donjon. Il fait chaud, le vent est toujours contre nous et le relief s'accentue, offrant de beaux points de vue aux sommets des côtes. Au Donjon, une petite halte à l'ombre est la bienvenue. Une petite fontaine et un banc, un melon, le bonheur!
La route continue à onduler jusqu'à Marcigny, où nous retrouvons la vallée de la Loire. Là, le vent du nord-est devient enfin favorable, et c'est à toute vitesse que nous atteignons Roanne vers 20h, en ayant rattrapé la moitié de l'heure de "retard informatique"…
Une soirée agréable nous attend au Campanile de Roanne. Peut-être aurons-nous le vent favorable et le Mistral demain, qui sait?

(1930) Aujourd'hui, la N.7. est entièrement refaite et c'est un véritable plaisir de la parcourir, d'autant plus que les Monts de la Madeleine, sur notre droite, sont encore blancs de neige.
Nous dînons à Lapalisse sans nous attarder, car nos amis des Cyclotouristes Roannais sont prévenus de notre arrivée et nous attendront certainement. En entrant en ville, nous rencontrons Lucien Clairet, qui nous mène au siège de la Société où de nombreux amis nous attendent. Il est vingt-deux heures et nous sommes à 900 km de Brest.
Nous serions bien restés jusqu'à trois heures du matin à converser avec les cyclotouristes roannais, à parler montagne avec Gaston Roudillon, mais la prudence nous oblige à nous reposer. Plus nous resterons en si bonne compagnie, moins il nous faudra dormir, car le départ est irrévocablement fixé à 4 heures si nous voulons atteindre demain Maillane, à 330 km de Roanne. Après avoir battu un ban en l'honneur du mariage de Paul Treille, le président, nous nous retirons à 22h30. Que tous nos amis roannais trouvent ici nos remerciements, pour la réception si charmante et si cordiale qu'ils ont organisée pour nous ce soir-là.

(1935) A 4h30 le samedi 18 mai je suis réveillé et j'entends le doux murmure(!) de l'eau ruisselant dans les gouttières. Aussitôt habillé, je constate que la neige tombe, au mois de mai. Pour comble de bonheur, mon boyau arrière est à plat. Je regonfle et pars à 5h30, stoïquement, sous la neige, car je dois rencontrer Lucien Clairet à 7h à Roanne. Au bout de quelques kilomètres d'une rampe douce, je suis aveuglé, gelé, transis, trempé entièrement par la neige tombant en flocons serrés. Elle s'accumule dans mes garde-boue, bloquant les roues, s'entasse dans le pédalier et autour des moyeux. Elle forme maintenant une couche de 5 cm dans laquelle je glisse et dérape. Et ma roue arrière est encore à plat. Je mets en panne au Café du Sud, à Saint-Martin, où l'on me refuse une brique chaude et le droit de me sécher près de la cuisinière. J'envisage nettement l'échec du raid. A-t-on idée de partir par un temps pareil? Effectivement, je serais resté deux heures de plus au lit, j'aurais évité cette dure épreuve.
A 7h45, la neige s'étant arrêtée, je pars dans un cloaque innommable, poussé par un vent du nord, cependant que les collines environnantes ont revêtu leur parure hivernale. Bientôt je trouve M. Caillot du G.M.R., venu à ma rencontre malgré la neige. Nous devisons gaiement ensemble, car c'est la première conversation que j'ai depuis Brest. Nous arrivons à Roanne à 9h. Télégramme à Lyon pour annoncer mon passage à 13h30 seulement, graissage du vélo qui en a besoin après la neige et casse-croûte.

 

Jeudi 18 août : Roanne – Avignon (321 km – 1483 m de dénivelée)

Pin_Bouchin

Aujourd'hui départ à 4h, pas de petit déjeuner buffet à l'hôtel. Nous devons rejoindre la vallée du Rhône par la N7, et nous comptons sur un départ très matinal pour nous éviter une circulation trop dense. Effectivement, seuls quelques camions démarrent leur journée et la route est très calme. Il fait bien noir, nous levons les yeux vers le ciel et constatons que les étoiles ne sont pas visibles. Bientôt, quelques gouttes de pluie confirment cette impression, heureusement sans suite. Le vent, lui, pousse encore.
La montée du col du Pin-Bouchain semble interminable dans la nuit. Les rampes se succèdent et nous mettons souvent tout à gauche. Enfin nous voilà en haut, comme l'atteste (hum!) la photo ci-contre de Francine devant le tandem.
Nous filons vers Tarare, et le jour est levé lorsque nous nous arrêtons à l'Arbresle pour contrôler et prendre une boisson chaude.


(1930) Couchés à 23h30, nous nous levons à 3 heures et demie du matin, les jambes encore plus raides qu'à Vierzon, le moral par contre gonflé à bloc: c'est que dans quelques heures, nous allons retrouver à Vienne le tandem Roumanille, "monté à notre avance" comme on dit là-bas.
Dès la sortie de notre hôtel la pluie nous prend, une petite pluie fine et glaciale, tout à fait ce qu'il faut pour me remettre un genou grippé depuis la triste Bretagne. Il fait encore nuit. La pluie tombe lentement. On n'entend que le clapotis de l'eau lorsque le tandem traverse une flaque. La route jusqu'au lieu-dit L'Hôpital est plate comme la main, mais après le carrefour de la route de Saint-Etienne elle commence lentement à monter. Nous étouffons littéralement sous nos imperméables, que nous quittons d'ailleurs peu après. Le jour se lève lentement sur les Monts du Lyonnais où les nuages courent comme sur les grands sommets alpins un jour de tempête. La pluie décidément, sera le signe de notre randonnée, et nous pouvons dire que sans elle nous aurions gagné un temps appréciable.
Cette côte du Pin-Bouchin est décidément interminable. Elle sera pourtant moins pénible que la descente sur Tarare où Coiffier arrive - étant à l'avant - trempé des pieds à la tête et gelé par-dessus le marché. Partis de Roanne avec un malheureux café et deux "pôvres" croissants dans l'estomac, nous menaçons de dévaliser Tarare en brioches et chocolat tellement nous avons faim! Lorsque nous repartons, la pluie tombe de plus en plus.

(1935) A 9h30 nous repartons, puis M. Caillot me quitte à Saint-Symphorien. Aidé par un vent presque favorable, je monte facilement. Le Pin-Bouchin, point culminant de ma Diagonale, est atteint à 11h. Une descente rapide me conduit à Tarare pour le ravitaillement.

Le vent demeure favorable, et nous descendons (globalement) vers Lyon, malgré quelques courtes remontées. Mais la circulation devient très dense et un peu frénétique, essentiellement des gens qui partent travailler à Lyon. De plus, il y a de nombreux et assez longs "couloirs de la mort" dans ce secteur. Heureusement, à la Tour-de-Salvagny nous quittons la N7 et nous louvoyons jusqu'à Tassin par des routes parallèles.

Le contournement de Lyon est effectué par Brignais (où nous complétons notre petit déjeuner) et Givors. Nous rejoignons la N86 que nous allons suivre longtemps, évitant ainsi sa cousine la N7 sur l'autre rive du Rhône. La mauvaise nouvelle, c'est que le vent vient maintenant du sud-sud-ouest et que les nuages de pluie s'accumulent. Mais enfin, le terrain est plat et nous progressons bien quand même. Quant à la pluie, hormis une courte averse à Givors (qui sera d'ailleurs la seule de cette Diagonale), nous ne serons pas inquiétés. Nous arrivons à hauteur de Vienne avec 20 mn d'avance.

(1930) Ayant prévenu de Moulins que nous serions à Vienne à 9 heures, je m'aperçois que nous ne pourrons jamais arriver à l'heure H. La route est très accidentée. Le tandem, dans les descentes effectuées à toute vitesse, soulève de véritables gerbes d'eau que j'encaisse sans sourciller. La pluie devient d'une telle violence à Tassin que nous devons nous abriter quelques instants. Au lieu de traverser Lyon, nous évitons la ville en prenant le G.C. 13 bis, dont j'ai parlé ici-même assez souvent. A Brignais, nous nous ravitaillons rapidement, passons Givors de même et arrivons à Vienne bien après l'heure fixée.

(1935) Je suis à Tassin à l'heure H: 13h30. Et voici M. Reiss sur son tandem. Cela fait plaisir et remonte le moral de trouver des gens de connaissance. Pessimiste, il m'annonce un fort vent de sud-sud-ouest dans la vallée du Rhône. Nous prenons le GC 13 bis, bien connu des randonneurs, plus court et permettant d'éviter les pavés de Lyon. Le tandem "Comet" entre en action, c'est du 40 et je suis décollé dans la roue. A cette allure nous arrivons vite à Brignais, en même temps que la pluie. Devant l'inclémence du temps, M. Reiss rentre à Lyon, après m'avoir confié un boyau ultra-léger. Quelques minutes après, un orage de grêle d'une rare violence me contraint à m'abriter: on ramasse les grêlons à la pelle. le vent, assez gênant, ralentit mon allure.

SarrasAh, un coup de fil sur le portable! Nous l'attendions, c'est celui de Jean-Philippe Battu, le sariste grenoblois à qui aucun diagonaliste passant entre le Mont-Blanc et les contreforts de l'Ardèche ne peut échapper. Il "monte à notre avance" sur la N86. Venu à vélo de Grenoble, il est lui aussi en pleine préparation d'une Diagonale prévue la semaine prochaine. La jonction se fait vers Serrières, et nous roulons de concert vers le sud. Il fait bon maintenant, et les haies nous protègent assez bien du vent.
Sarras, l'heure du déjeuner, donc c'est là que nous déjeunerons. Un bon repas au frais avec Jean-Philippe, nous échangeons les dernières nouvelles et papotons agréablement devant des ravioles, spécialité régionale du coin.

 

En_roulantFrais_dtendus

Après le repas nous repartons ensemble jusqu'à Tournon, où nos routes se quitteront. Après nous avoir donné deux parts de son excellent gâteau diagonaliste (que j’avalerai à moi tout seul plus tard dans l’après-midi), Jean-Philippe nous photographie, en roulant, à l'arrêt, sous toutes les coutures.

 

 

Jean-philippe_Battu

 

 

Nous réussissons aussi à prendre une photo de lui, mais seulement à l'arrêt!

 

 

 


ReparationAu moment de nous séparer, à Tournon, Jean-Philippe se penche avec curiosité vers notre frein à disque arrière. Accompagnant son regard, nous remarquons que nous avons un rayon cassé. Au plus mauvais endroit, celui où il faut démonter le disque et la cassette! Heureusement, nous avons ce qu'il faut, nous sortons la clé démonte-cassette (qui sert aussi à enlever le disque) et le fouet à chaîne dont nous avions préalablement parlé en roulant entre Sarras et Tournon, et qui avait laissé Jean-Philippe incrédule.
A trois, nous avons vite fait d'enlever la sacoche arrière et la roue, de démonter le disque et la cassette, de changer et serrer le rayon (dont l'écrou était heureusement resté en place) et enfin de tout remonter. Plus d'une demi-heure perdue, toutefois, que nous ne parviendrons pas à reprendre. Bah, ce n'est qu'un incident de parcours. Casser un rayon au bout de 1000 km avec un chargement de plus de 10 kg à l'arrière n'a rien d'anormal. Les trous sont suffisamment nombreux sur les routes françaises…

Enfin nous nous quittons pour de bon, Jean-Philippe nous souhaite bonne chance, et nous lui souhaitons la même chose en retour pour sa propre Diagonale.

(1930) nous rejoignons à une dizaine de kilomètres de Vienne H. Roumanille et sa nièce Thérèse qui nous attendaient tranquillement à l'ombre d'une borne Michelin! Quel plaisir tout de même que de retrouver dans la vallée du Rhône de si bons amis qui n'ont pas hésité à se déplacer de Maillane pour nous accompagner. Avant de nous attendre, ils avaient rendu une pieuse visite à la tombe de Vélocio à Loyasse. Je ne vous présenterai pas Thérèse Roumanille et son oncle. Vous savez que ce sont d'excellents cyclotouristes de Maillane, qu'ils ont été les premiers à escalader le Ventoux par Malaucène, etc.
Les kilomètres passent sans que nous nous en apercevions tellement la conversation est soutenue. Nous arrivons à Saint-Vallier où nous prenons le café. Aujourd'hui, le mistral ne souffle guère, mais le peu d'ardeur qu'il met à la besogne nous aide néanmoins.
Le pneu arrière du tandem se dégonfle petit à petit depuis ce matin. Comme nous ne sommes pas trop en retard, nous en profitons pour boucher le trou imperceptible. Cette crevaison sera la seconde et la dernière du voyage. Qui donc disait que les pneus façon-main ne tenaient pas le coup?

(1935) Comme Vélocio, je passe le Rhône à Saint-Vallier. Sur la N7, le vent me prend de face et à Tournon (18h), je reprends la N86. Cette route, suivant au plus près les contreforts de l'Ardèche, est mieux abritée du vent et moins sillonnée des autos que la N7. Elle est aussi plus pittoresque et est à recommander aux cyclotouristes descendant en Provence.

Le_RhoneLa route se poursuit vers le sud, assez facilement somme toute. Que serait-ce si nous avions le mistral? De nombreuses carrières et usines jalonnent la route, appartenant essentiellement aux entreprises de cimenterie Lafarge. Le village de Cruas est carrément recouvert partout d'une fine couche de ciment. Pas de chance, il se trouve aussi à quelques hectomètres d'une usine nucléaire! Nous enjambons le Rhône par un petit pont pittoresque après Viviers, nous traversons Donzère et nous nous retrouvons peu après sur une route ventée, rectiligne, plate et un peu démoralisante qui nous conduit à Bollène. Là, compte tenu de notre retard de trois quarts d'heure, nous décidons de dîner et de terminer tranquillement le ventre plein jusqu'à Avignon.
En quittant Bollène il fait presque nuit, nous rejoignons Mondragon et nous avons le plaisir de jouir à Orange (22h) du spectacle de l'arc de triomphe bien illuminé. Puis la N7 nous conduit jusqu'au Pontet, dans la banlieue nord d'Avignon, où nous perdons un quart d'heure à localiser notre Campanile. A minuit nous sommes dans les draps, tout se passe bien…

(1930) Voilà déjà Montélimar et la côte de Donzère qui me semble autrement moins pénible que l'an dernier. Nous dégringolons l'autre versant à toute vitesse, traversons le village et nous arrêtons à Pierrelatte pour dîner. Nous serions bien restés là un bon moment encore si le devoir ne nous avait pas appelés sur la route. Nous partons donc à la nuit tombante et recommençons à grignoter des kilomètres. Lapalud, Mondragon, Mornas, rien à signaler, les deux tandems roulent côte à côte à bonne allure, sans le moindre incident. La nuit est magnifique, une belle nuit de Provence comme il n'en existe pas à Paris, et encore moins en Bretagne !
Nous arrivons à Orange vers dix heures du soir. Nous nous arrêtons dans un café. La température, toujours aussi douce, nous laisse présager le beau temps jusqu'à la fin du voyage. Voici les rails du tramway de Sorgues et les lumières d'Avignon. Nous évitons la ville par de savants détours par delà les remparts et nous arrivons sur la route de Tarascon. Au bout de quelques kilomètres un feu est signalé venant à notre rencontre. C'est celui du tandem de MM. Boyer et Genin, deux amis avignonnais devant nous accompagner demain, après Maillane. Encore une rencontre comme on aimerait en faire à chaque tournant de route. Par des chemins à moi aussi familiers que ceux des environs de Paris, les trois tandems gagnent Maillane où ils arrivent vers une heure du matin.
Je n'ai plus besoin maintenant d'insister sur le compte de Maillane, tout le monde sait où se trouve ce charmant village provençal qui vit cette année à Pâques une affluence de cyclotouristes considérable, à l'occasion du Meeting des Baux. C'est à Maillane que nous reposerons cette nuit avant de repartir pour la dernière étape, vers Menton. Thérèse infatigable, à peine descendue de machine, se met en demeure de nous servir un bon repas, tandis que la conversation roule de sujet en sujet. Bien à regret nous montons nous coucher vers deux heures avec la perspective de se lever à cinq heures et demie. F. Boyer et L. Genin se tinrent éveillés toute la nuit pour ne pas manquer le départ à 6 heures.

(1935) Je dîne à Cruas (20h20 à 21h), petit village où se trouve une importante usine à ciment. Bien que le vent soit tombé, l'allure est peu rapide, puisque je n'atteins Pont-Saint-Esprit qu'à minuit. Aussitôt après le pont, un petit V.O. m'amène à Mondragon. Et revoici la N7 dans toute sa splendeur nocturne, où les camions, mastodontes de la route, sont rois. Le sommeil m'empoigne à nouveau sur cette route très fréquentée. A Orange, je me couche, comme une bête, dans un camion abandonné. Pendant deux heures je dors, bercé par le vrombissement des poids lourds.

(1980) C'est au niveau de Valence que l'itinéraire de Dominique Désir coupe la vallée du Rhône, pour se diriger vers Crest et les Alpes du sud.

Vendredi 19 août : Avignon – Menton (307 km – 1948 m de dénivelée)

Initialement, nous avions prévu de passer à Maillane comme Grillot et Coiffier qui y avaient dormi, mais le détour et l'absence d'hôtel dans la localité nous ont conduit à opter pour un trajet plus direct de 17 km. De plus, nous n'avons pas comme Grillot la motivation de l'amour qu'il éprouvait, dit-on, pour Thérèse Roumanille… Pour la petite histoire, l'oncle de Thérèse, qui était apparemment son tuteur, refusa la main de sa nièce à Grillot quand celui-ci la demanda, le trouvant trop désinvolte sur la situation qu'il pouvait offrir à Thérèse.
Bref, il est 7h quand nous quittons le Pontet sous un franc soleil. Avignon est contournée avec brio par la banlieue est, et bientôt nous retrouvons la N7 en direction d'Orgon. La circulation est assez intense, mais heureusement elle se calme une fois passées les bretelles d'accès aux autoroutes.

Jean_Moulin

Ce matin il n'y a aucun vent et la route est toute plate. Nous avons rendez-vous à Pélissanne avec Jean-Paul Dréno qui a prévu de faire un bout de route avec nous. En attendant, nous suivons la "Route Jean Moulin" et peu avant Salon-de-Provence nous passons devant le mémorial dédié à ce martyr de la Résistance. Nous avons du mal à trouver un angle de photo qui évite le soleil aveuglant du matin.
La traversée de Salon s'effectue au prix d'une petit détour par une rocade. Mais c'est pile à l'heure que nous retrouvons Jean-Paul qui nous attend en effectuant des tours du rond-point à la sortie de Pélissanne. Retrouvailles joyeuses, Jean-Paul est un ami discret et très agréable, nous sommes contents de le voir sur ses terres. Nous admirons sa nouvelle randonneuse noire. En esthète, Jean-Paul a mis aujourd'hui un maillot tout blanc.
La petite route que nous avons choisie pour rallier Aix, via Éguilles, est assez mal revêtue, ce qui nous permet de nous rendre compte que la roue avant est dégonflée. Autant changer la chambre, ce qui est vite fait.

Crevaison

Nous arrivons à Aix par une belle descente, nous contrôlons et en profitons pour grignoter quelques friandises achetées à la boulangerie, ainsi que les gâteaux maison préparés par Mme Dréno à notre intention. Délicieux!

(1930) Je suis totalement abruti dans mon lit et MM. Roumanille, Boyer et Genin semblent être pour moi le Procureur de la République, l'avocat, le substitut, venant me dire le fatidique "Soyez courageux". Je leur demande si "l'autre" est levé. L'autre c'est mon complice Coiffier qui dort à l'étage en-dessous et qui, comme moi, est condamné aux galères, c'est-à-dire à aller de Brest à la frontière italienne sur un engin que l'on nomme tandem.
Tant bien que mal nous quittons à 6 heures la patrie de Mistral, la mort dans l'âme comme bien entendu. Heureusement encore que Boyer et Genin sont là pour nous aider et alimenter la conversation. Par une route assez mauvaise nous atteignons Saint-Rémy-de-Provence où naquit, paraît-il, Nostradamus, et regagnons la N.7. quittée à l'entrée d'Avignon, par la N.99, côtoyant les Alpilles. Le temps est magnifique, les montagnettes de Provence se détachent sur un ciel d'un azur incomparable, donnant au paysage un cachet bien particulier à cette belle région.
A la sortie d'Orgon, nous cassons un câble de frein remplacé aussitôt par F.Boyer, qui ne craint pas de se salir les mains avec l'innommable couche d'huile et de boue recouvrant la machine. Enfin voilà la dernière côte et la plongée sur Aix-en-Provence où nous atteignons la vitesse limite. Nous nous reposons une longue heure dans un café où nos bons amis F.Boyer et Genin nous quittent pour rentrer à Avignon.

(1935) Au Pontet (dimanche 19 mai à 4h30), je prends un raccourci permettant d'éviter les pavés d'Avignon. Avec le petit jour le froid devient plus vif; je suis transpercé, glacé de partout. La route est plate, puis commence à onduler avant Lambesc (7h).
Crevaison intempestive, on n'a pas idée de partir pour un tel raid avec de vieux boyaux. Je remonte le tube percé à Bourges. Casse-croûte à Aix (8h).

Il est 11h, ça y est le vent se lève. Mais, divine surprise, il souffle maintenant dans notre dos, et de plus en plus fort! Quel plaisir et quel réconfort! Grâce à lui, notre avance ne cessera de croître tout au long de la journée.

Jean-Paul_Dreno

Pour l'heure, nous prenons la route de Trets, entièrement doublée par une bonne piste cyclable, ce qui nous permet de mieux discuter avec Jean-Paul. Lui aussi a déjà fait une Diagonale cette année. Il fait bon, il fait plat et maintenant il fait faim. Voilà justement Trets, où une sympathique pizzeria nous permet de bien nous restaurer sans perdre de temps. Allez, une bonne bière, ça nourrit aussi!
Nous nous séparons, à bientôt Jean-Paul et merci! Nous remontons peu après sur la N7, avant de plonger vers Saint-Maximin-la-Sainte-Baume.

(1930) En quittant Aix, nous remarquons que le temps s'est sérieusement gâté et que nous restons sur place. Coiffier souffre de la selle, et mon genou me tiraille continuellement. Nous ne prononçons pas une parole et le paysage cependant agréable passe tout à fait inaperçu. A ce moment, nous aurions donné je ne sais quoi pour être à Menton.
Un vent de trois quarts face nous gêne considérablement. La pluie se met à tomber fine et pénétrante: c'est presque la débâcle. Péniblement, nous arrivons à Saint-Maximin-la-Sainte-Baume où nous déjeunons sans appétit.

(1935) Je repars d'Aix d'autant mieux qu'un vent ouest s'est levé, et augmentera au cours de la journée. Comme un plaisir ne vient jamais seul, je croise un cyclotouriste, venu à ma rencontre, alerté par M. Reiss. Nous ne nous sommes jamais vus et pourtant nous nous reconnaissons. Arrêt pour regonflage de mon boyau. Une longue descente en ligne droite nous amène à Saint-Maximin.

Nous filons à plus de 30 km/h de moyenne vers Brignoles, Le-Luc, Vidauban. Quelques côtes de temps en temps, suivies de folles descentes. Vent dans le dos, nous friserons plusieurs fois les 70 km/h aujourd'hui! Nous arrivons ainsi à Fréjus à 17h20, avec 1h20 d'avance.

(1930) A une moyenne horaire assez faible nous poursuivons notre route par Brignoles où les côtes recommencent à se succéder sans interruption. Cette fois-ci, nous commençons à en avoir assez d'être sur ce tandem depuis lundi dernier et nous nous énervons au moindre incident. La pluie ne nous quitte guère depuis Saint-Maximin. Le vent, par contre, s'est un peu calmé‚ ou du moins son effet désastreux est atténué par les montagnes du haut Var.
Nous dînons à Vidauban. Je constate que nous n'avons pas de train à Menton pour nous ramener à Avignon avant le lendemain matin à huit heures. En conséquence, nous décidons de ne pas nous presser et de traîner toute la nuit sur la route. Il n'y a d'ailleurs aucun moyen de faire autrement. La N.7, depuis la vallée du Rhône, est en cours d'élargissement, si bien qu'en pleine nuit, lentement heureusement, je précipite le tandem dans un chantier non éclairé. Plus de peur que de mal. La nuit est absolument noire, et comme nous marchons lentement de peur des dérapages sur la route mouillée, nous ne voyons pas grand'chose. Vers onze heures du soir nous arrivons à Fréjus où les cafés sont encore ouverts.

(1935) A Tourves, mon compagnon me quitte pour retourner à Aubagne. Peu après, mon boyau étant encore dégonflé, je monte le super-léger de M. Reiss. Qu'ai-je fait là? Poussé par le vent, je m'envole, littéralement surpris par ce rendement inattendu, poussant en souplesse mon 7m70.
Le retard pris cette nuit diminue sérieusement, Brignoles, 10h45, ravitaillement. A cette allure, je suis à Fréjus à 13h30. C'est le soleil, la mer céruléenne aperçue à tribord, les palmiers, les roses, les fleurs, le Midi; allons, la vie est belle.

Les_Adrets

En route pour la montée des Adrets, qui nous permet de franchir l'Esterel et d'atteindre la Côte d'Azur. Nous grimpons facilement, même si les jambes n'ont plus la fraîcheur du premier jour. En haut, nous sommes récompensés par quelques kilomètres en corniche. Le panorama est extraordinaire, et les images fugitives de tous les paysages aperçus en quelques jours, des ports bretons aux pins de l'Esterel, défilent dans nos têtes.
La descente vers Mandelieu est ponctuée de quelques remontées. Nous faisons une petite halte pour photographier l'Auberge des Adrets, qui existait déjà en 1930, et nous plongeons avec ravissement vers la Grande Bleue…

Certes, la Côte est extrêmement urbanisée, mais cette urbanisation semble moins sauvage, plus canalisée qu'à ses débuts. Pour nous autres gens du nord-est, elle a toujours le charme légendaire du soleil lié aux vacances…
En attendant, la N7 ne nous permet pas de voir la mer, car il y a pas mal de circulation et de feux, il s'agit d'être attentifs. Néanmoins, nous avançons correctement, nous passons Cannes en évitant la Croisette et nous décidons de prendre un dernier dîner avant de rallier Menton. C'est un kebab à Antibes qui a l'honneur de notre visite, d'aillleurs après nous avoir interrogés le patron explique à tous ses clients ce que nous sommes en train de réaliser. En tout cas, son assiette kebab-boulghour est excellente et copieuse!
En sortant du snack il commence à faire nuit, nous enfilons une dernière fois nos baudriers, nous allumons nos quatre lampes (deux à l'avant, deux à l'arrière, deux clignotantes et deux fixes) et nous partons en essayant d'éviter les trous dans la route. Enfin, avant Nice, nous longeons le front de mer jusqu'à l'aéroport et le pont sur le Var.

(1930) Nous grimpons une côte interminable - elle a bien dix kilomètres - dans un site qui doit être enchanteur en plein jour, certainement plus en tout cas que la route de la mer, hérissée d'abominables panneaux de publicité, détruisant totalement le site. J'ai ouï dire qu'il existait quelque part en France un Comité de protection des sites. Les membres du sus-dit Comité ne voyagent donc pas et se contentent donc de discuter autour d'un tapis vert? Je serais porté à le croire en constatant le mal dont souffre la Côte d'Azur française. Si cela continue, le touriste parcourant la N7 ne verra plus la mer, mais une succession de barrières jaunes, rouges, bleues, vertes sur lesquelles sont peintes en lettres géantes, des inscriptions ne trompant personne.
J'ai connu naguère la Côte d'Azur. Je la revois aujourd'hui dans un triste état. Je ne suis pas près d'y retourner ni de conseiller à nos lecteurs d'y aller. On voit aussi bien sur la route de Quarante-Sous!
La rampe culmine vers 325 mètres d'altitude à proximité de l'auberge des Adrets où se réfugiait le fameux brigand Gaspard de Besse. Nous descendons lentement par une route en bon état, de laquelle nous apercevons les lumières de Cannes au fond du Golfe de la Napoule.
Nous entrons dans la ville vers deux heures du matin. Nous avons la chance de trouver un café ouvert, où nous pouvons nous réconforter. Nous restons là près d'une heure au milieu d'un groupe de fêtards contemplant d'un oeil amusé notre machine et nos visages fatigués. Après Cannes, nous traversons Golfe-Juan, Juan-les-Pins, Antibes, où je tombe de sommeil. Je suis obligé d'arrêter le tandem et de céder la direction à Coiffier qui, heureusement, ne s'endort pas. Cette défaillance qui comptera dans ma carrière ne dura qu'un quart d'heure, mais elle fut rude, et si Coiffier n'avait pas repris tout de suite le guidon, j'ignore à quelle heure nous serions arrivés au but.
Après Cagnes, nous franchissons le pont sur le Var et quittons la route nationale de manière à éviter les pavés de la Californie sévissant de l'hippodrome à Nice, soit six kilomètres.

(1935) Au milieu des pins maritimes, la route s'élève peu à peu. Elle culmine à 11 km de Fréjus, petit col atteint en 40 minutes. C'est la plongée sur Cannes, plongée coupée par des contre-pentes dans un site enchanteur. J'évite les pavés en prenant la route du bord de mer, jusqu'au port de Cannes (15h), encombré d'une multitude de bateaux. Longeant une végétation luxuriante, je passe Antibes. Maintenant la plaine est aride, les autos sont aussi nombreuses qu'à Paris.

Nous traversons Nice par la Promenade des Anglais. A cette heure-ci (21h) les palmiers illuminés sont très jolis. Nous contournons le port et attaquons la Basse Corniche. La circulation est fluide, mais nos fesses endolories sont mises à rude épreuve par une chaussée très mauvaise. D'ailleurs, un bruit suspect se fait bientôt entendre: nous avons de nouveau cassé un rayon, le même en fait que celui que nous avons changé à Tournon. A 20 km du but, nous décidons de passer outre et de continuer ainsi.
Carte postale arrivée à Beaulieu-sur-Mer. La corniche descend, remonte, mais les vues sur les petits ports des villages que nous traversons nous font oublier la fatigue. Voilà Monaco, avec deux rampes sérieuses, puis c'est l'ultime plongeon vers Menton, où nous parvenons avec une heure et demie d'avance sur notre horaire et deux heures et demie sur notre délai, à 23h23.

(1930) A l'entrée de la Promenade des Anglais Coiffier me cède la direction et déclare souffrir énormément de la selle. Le jour est complètement venu, de gros nuages noirs roulent au-dessus de la mer qui, ce matin, vole son titre de Grande Bleue.
Nous prenons par la petite corniche. La moyenne eut été évidemment préférable mais elle a le défaut d'être trop dure pour nos jambes fatiguées, car passer une nuit sur la route après ce que nous venons de faire n'a rien de réjouissant ni de reposant. La route de cette petite corniche est, malgré tout, accidentée. De plus une double voie de tramway la suit de bout en bout. Si l'on ajoute à cela une couche de boue sur le goudron vous aurez un aperçu des trente derniers kilomètres de notre voyage. Cette fin d'étape fut pour nous un calvaire. Coiffier souffrait tellement qu'il ne pouvait plus tenir en selle. Il se soulevait souvent et imprimait à la machine des secousses pouvant la précipiter à terre avec ses occupants, en raison de la boue. Quant à moi, mon genou ne tournait plus, mais la hantise de l'heure du train me faisait oublier la souffrance. Je tenais absolument à avoir cet express de 8 heures, de manière à retrouver nos amis à Avignon dans l'après-midi, c'est-à-dire le plus tôt possible.
A Monte-Carlo, nous nous précipitons dans une pâtisserie, le visage ravagé, les vêtements boueux, comme des indigents à la porte d'une soupe populaire. Et maintenant que j'écris ces lignes, assis dans un fauteuil, une bonne pipe aux dents, je ne peux m'empêcher de sourire en pensant à la fin de ce Brest-Menton, à nos souffrances, à nos espoirs, à cette maudite Corniche enfin. Coiffier, pour qui la douleur devient intolérable, ne se pose presque plus sur la selle. J'attends la chute à tout instant et lui annonce Menton à 4 km pour le faire patienter. A peine avais-je fini de lui dire cela qu'un superbe panneau proclame en blanc sur fond rouge "Menton: 11 km". Je l'aurais pulvérisé! La route monte toujours. Je me demande quand va-t-elle descendre? L'heure du train approche, Menton aussi heureusement. Enfin voici la fin. Nous descendons en roue libre et franchissons, le sourire aux lèvres, le poteau indiquant Menton.

(1935) Sur la Promenade des Anglais, noire de monde, je vois un cycliste réglant son guidon, et quel cycliste: Griffon, que je croyais à cent lieues de là. Je n'ai aucune peine à l'emmener à Menton, pour le contrôle final. Mais la forme n'y est plus, car il arrive de Corse, le vent souffle de face, les côtes succèdent aux côtes, nous nous égarons dans Monte-Carlo. Une dernière côte, une longue descente et voici enfin Menton à 18h30.

(1980) Les 45 kilomètres qui restaient n'ont pas été très agréables: j'ai eu l'impression de traverser Paris. J'ai bien vu la mer de temps à autre, les palmiers de la Promenade des Anglais, mais surtout de la voiture, de la voiture, et ce en file incessante. Cela m'a paru interminable… Pourtant, j'avançais à près de 23 km/h de moyenne, ce qui n'est pas si mal en ville et avec le relief. A Menton c'est la fin de la belle aventure. Que de souvenirs!

Conclusion

Oui, que de souvenirs! Et quelle fierté d'avoir réussi cette Diagonale sur les traces de ces lointains précurseurs! Bien sûr, les conditions ne sont plus les mêmes, mais sur un vélo, et a fortiori un tandem, beaucoup de choses restent comparables. Et les émotions restent identiques. De plus, la circulation routière était certainement beaucoup plus intense en 1980 sur de nombreux tronçons qu'elle ne l'est maintenant, avec les limitations de vitesse, les ronds-points et les autoroutes qui doublent presque systématiquement les grandes nationales. Peut-être les conditions que nous avons connues sont-elles plus proches de celles de 1930 que de celles de 1980, la qualité du revêtement en plus, la facilité de trouver sa route dans les villes en moins.

Quant à la comparaison entre l'efficacité d'un tandem et de deux vélos solos, laissons à Grillot le dernier mot:

(1930) Une question se pose. Une éternelle question qui connaît autant de réponses que de cyclotouristes: "Le tandem, pour une randonnée semblable, est-il vraiment préférable au vélo?" Pour ma part, je suis persuadé de la supériorité du tandem pour des raids même très longs, en terrain moyennement accidenté. Sur le plat, le tandem permet de soutenir des moyennes beaucoup plus fortes qu'à vélo et dans des conditions certainement plus agréables. Une bonne équipe de tandem doit battre sur Paris-Avignon un très bon cycliste.
Pour Brest-Menton, je ne serai pas aussi affirmatif, car, en raison du profil du terrain, notre tandem ne nous a pas permis des vitesses considérables qui constituent un avantage sur la bicyclette. Si nous étions partis avec Coiffier chacun sur un vélo serions-nous arrivés aussi bien? Je serai presque tenté de le croire, à condition toutefois que nous nous soyons attendus mutuellement dans les mauvais moments. Si chacun part à son allure, la randonnée se passe la plupart du temps en solitaire et la défaillance vient vite pour celui qui est derrière. Pour ma part, je préfère le tandem pour la grande randonnée, même s'il doit me faire perdre du temps. Je n'aime pas rouler seul, je n'aime pas être lâché, ni attendre les gens qui traînent, c'est pourquoi la machine double concilie tout, pour la bonne raison qu'il faut les deux équipiers pour la propulser.
La question du tandem pour une équipe mixte (en randonnée j'entends) ne se pose pas. Pour deux hommes, elle est discutable. Tout dépend des aptitudes des équipiers. Aussi je me garderai de conclure décisivement et me contenterai de ces quelques mots: "Faites comme nous, essayez !"
L'itinéraire que nous avons suivi est loin d'être le plus court. Je suis persuadé qu'il est le plus facile. Si la route passant par Saint-Brieuc, Rennes, Laval et Tours est plus courte de 70 km. que la nôtre, elle doit être aussi pénible jusqu'à Rennes et beaucoup plus dans les Alpes Mancelles que sur les bords de la Loire, parties correspondantes au point de vue kilométrage de Brest. Marre, dans un récent article, parlait de la route d'hiver des Alpes, qui raccourcit sur la vallée du Rhône. A mon avis, il faut l'éviter parce qu'elle comporte le passage de cols très faciles lorsqu'on est frais, mais assez coriaces après 1.000 ou 1.200 km de route. Dès que la distance commence à peser sur les muscles, les rampes paraissent terriblement dures et longues, alors qu'avec la même fatigue on marche encore convenablement sur le plat. Et si j'avais à recommencer Brest-Menton, je crois qu'à tout prendre je suivrais le même itinéraire…

Francine & Alain SCHAUBER – 31 août 2005