BREST - MENTON :
 Georges GRILLOT et Roger COIFFIER


Départ de Brest le 14 avril 1930  à 6h00




A mes bons amis, H. et Thérèse Roumanille, qui contribuèrent, pour une large part, à la réussite de Brest-Menton.


Le rapide qui me ramenait d'Avignon venait de me jeter, à moitié endormi, sur le bitume de la gare de Lyon, par une brumeuse matinée de janvier dernier. J'avais passé là-bas trois jours assez mouvementés, les derniers en Provence, avant la classique randonnée pascale. Nous avions alors projeté avec Philippe Marre de joindre en une étape Bruxelles à Maillane, mais mon ami, absorbé par son travail, reculait de jour en jour la période de mise en jambes nécessaire à un tel raid.
Le moral évidemment bas, puisque je revenais de Provence avec l'espoir de n'y retourner que trois mois après, je remarquais, en rentrant chez moi, parmi le courrier arrivé durant mon absence, la couverture bleue du Cycliste.
Le Cycliste, c'était comme le Messie que nous attendions tous les deux mois avec impatience, parce qu'il nous apportait de Saint-Etienne la parole du Maître, cette parole, hélas ! que nous n'entendrons plus.
Avant même de me changer, de quitter les lourdes "ailes de mouches", je me mis à parcourir le Cycliste, à lire cet amusant et spirituel compte rendu de la sortie à la Trappe d'Aiguebelle, où j'enrage encore de n'être pas allé. Cet article terminé, mes regards se posèrent sur un titre évocateur : "De Bout en Bout". - Quatre mots qui devaient me faire peiner durant 120 heures quelques mois après !
En effet, dans cet article, Vélocio parlait de Brest-Menton, à la suite d'une lettre d'un de ses lecteurs lui demandant : "Quel est celui de vos randonneurs qui établira le premier record de la traversée de la France dans sa plus grande largeur ?"
Il n'en fallut pas davantage pour me plonger dans une longue rêverie où Bruxelles s'effaçait de l'horizon pour faire place à Brest et Maillane à Menton. Pourquoi, au fait, ne tenterais-je pas Brest-Menton ? Depuis longtemps le Maître parlait de cette randonnée et nous avait même conseillé de la réaliser l'an dernier après Paris-Aix.
Vite les cartes, la Michelin de l'Etat des routes et travaillons l'itinéraire : Brest, Quimper, Vannes, Nantes, Tours ... ce n'est pas la voie directe, mais qu'importe ! Je dis Tours, Montrichard, Vierzon, Bourges ... Tiens ! si je passais par Clermont et Le Puy ? Attention, il y a la montagne et la montagne est une bien mauvaise farce en randonnée. Et puis, au fait, au lieu de travailler seul, je vais demander l'avis de Philippe Marre, qui est spécialiste des grands itinéraires. Il possède une importante collection de calepins où sont notés tous les raids passés et à venir. Brest-Menton doit bien avoir sa place. Nous pourrons ainsi résoudre le problème du Massif Central et savoir s'il est préférable d'emprunter la route d'hiver des Alpes ou la vallée du Rhône au commencement de laquelle je suis à peu près sûr de rencontrer le tandem Roumanille.
Voilà donc, grâce au Cycliste, le moral sérieusement remonté. La chose est décidée. Je tenterai à Pâques Brest-Menton. Marre, consulté peu après, m'indique un itinéraire, mais renonce à la randonnée pascale faute d'entraînement. Catastrophe ! Me voilà tout seul. Heureusement qu'il existe maintenant des jeunes décidés à tout, le coeur bien accroché, la volonté tenace : Marx et Coiffier, par exemple. Je m'adressai au dernier nommé parce que, lui aussi, voulait "faire quelque chose à Pâques", un petit quelque chose de 1.000 kilomètres : Luxembourg-Les Baux. Je n'eus guère de mal à le convaincre d'essayer mieux encore. Nous n'étions jamais montés à tandem ensemble; mais l'entraînement commença sans retard.
Le programme de cet entraînement était vaste. Nous devions randonner tous les dimanches, rouler des nuits entières, effectuer Paris-Tours et Paris-Saint-Etienne. Diverses circonstances nous empêchèrent de nous conformer au programme, notamment l'amour de la montagne. Tout en nous entraînant à rouler à tandem, nous allions, chaque dimanche, faire du rocher à Fontainebleau ou à Larchant, le Paris-Tours fut transformé en Paris-Bry-sur-Marne sous la pluie et le Paris-Saint-Etienne à tandem eut lieu avec cinquante mètres de corde et des piolets en Savoie !
En réfléchissant, et en me basant sur le Paris-Aix de l'an dernier, je m'aperçus que l'entraînement intensif avait été plutôt néfaste au raid de 1929 et puisqu'il n'y avait pas moyen de rouler beaucoup cette année, nous nous contenterions d'acquérir le coup de pédale sans lequel aucune équipe de tandem ne peut marcher comme il faut.
Au bout de trois ou quatre Paris-Larchant, tout marchait à souhait. Nous fîmes le brevet de la F.F.S.C. , qui fut, avant Brest-Menton, la plus grande distance parcourue ensemble à tandem, et qui nous permit d'effectuer nos premiers essais de relais à la direction.
Il n'y avait donc plus qu'à attendre 20h30, le samedi 12 avril, heure de départ du rapide de Brest. J'attendis si bien au courant d'air qu'une grippe soignée se déclara dix jours avant de partir, grippe qui fut dissimulée dans les règles de l'art, afin d'éviter aux âmes charitables le soin d'annoncer mon dégonflement !
Ventouses, infusions, sirops, etc... si  bien qu'en une semaine je fus à peu près retapé, mais je dois avouer que je n'étais guère tranquille lorsque André de Boubers et Jean Marx vinrent sous la pluie nous mettre dans le train de Brest, le samedi soir 12 avril, parce que je me sentais un peu faible et que je craignais le manque d'entraînement. Mais comme il y a un dieu pour les audacieux et comme sur le fanion du Parpaillon du tandem on a cousu plusieurs petites médailles, il n'y a vraiment aucune chance pour que nous échouions !...
Nous peinerons, nous souffrirons, s'il le faut nous mordrons nos guidons, mais nous réussirons ! ...
Tonnerre de Brest ! Il pleut.
La pluie, la terrible pluie, cet infâme crachin, la honte de la Bretagne et des pays du Nord nous accueille à la sortie de la gare. Je ne connais rien de plus triste que d'arriver un jour de pluie à Brest que l'on ne connaît pas, où tout respire la mélancolie, le désœuvrement, l'ennui, dans cette ville située à la pointe la plus occidentale de la France.
Après avoir remisé notre machine à l'hôtel, nous parcourons quelques rues de la ville avec le désenchantement de marins revenant de croisière et brusquement plongés dans un dédale de rues à l'horizon borné. La pluie fait rage et nous force souvent à nous abriter dans un établissement où l'on nous sert, la plupart du temps, un breuvage innommable baptisé café.
Les matelots en ciré, les officiers en caban déambulent mélancoliquement sur le pavé brestois dont la boue projetée par les autos constelle les bas des Bretonnes court-vêtues. Nous voilà sur le port, près des bassins où quelques navires de guerre s'ennuient, voici en rade trois bâtiments de ligne, imposants et majestueux, avec leurs cinq cheminées, leurs tourelles, leurs canons, voici également un grain soigné nous contraignant à nous replier promptement.
Aucune photographie n'est possible par ce temps de chien. Que faire alors à Brest quand on n'est ni officier ni matelot ? Nous adoptons la solution la plus sage, consistant à regagner l'hôtel, à déjeuner et à se coucher.
Ce qui fut dit fut fait. Bercés par la pluie cinglant les vitres de notre chambre, nous nous endormons comme des bienheureux ...
Le soir, après le dîner, nous écoutons encore la conversation de quelques pensionnaires et nous remontons nous coucher - la dernière fois avant le grand départ qui aura lieu demain lundi à 6 heures, par n'importe quel temps.
Lundi 14 avril - La pluie n'a cessé de la nuit et arrose toujours la bonne ville de Brest que nous allons quitter avec un plaisir non contenu. Nous savons ce qui nous attend : le mauvais temps jusqu'aux confins du Finistère, peut-être même plus loin, aussi la consigne du bord est-elle de liquider la Bretagne dans le plus bref délai.
Un peu avant six heures, le tandem est sorti du garage, tandis que nous endossons notre tenue de mauvais temps. Je me souviendrai longtemps de ce départ de Brest, au petit jour blême, sous la pluie glaciale, à travers les pavés luisants et les rails des tramways. Il fallait, ce matin-là, être "gonflés à bloc" pour partir avec le ferme espoir de recevoir la douche céleste durant des heures et des heures et d'atteindre un but terriblement  éloigné‚ pour le seul amour de la randonnée; car il est hors de doute que si nous avions été payés pour faire un "truc" pareil, nous serions restés douillettement dans nos lits.
Six heures du matin. Nous voilà partis pour la grande randonnée. Le tandem, piloté par Coiffier, a vite fait d'escalader les rues en pente de Brest et de gagner la grand'route qui, heureusement, est goudronnée. Nous pédalons allègrement, fidèles à la consigne : "Liquider la Bretagne dans le plus bref délai". La route est on ne peut plus accidentée. Les côtes succèdent aux descentes et les descentes aux côtes. Pas un centimètre de plat. Il faudra rouler encore 200 kilomètres avant d'en trouver.
Le ciel ne se dégage pas avec le jour, comme nous l'avions espéré un instant. La route se déroule rapidement, monotone, désespérante et luisante sous la pluie. Les roues du tandem commencent à projeter de l'eau un peu partout, nos pieds se mouillent, petit à petit, ainsi que nos jambes.
A 6 heures 45, nous traversons le pont sur l'Elorn à Landerneau et abandonnons la N.12 pour la N.170, qui nous conduira à Quimper.
Que dire du paysage ? Evidemment, pas grand'chose. De vastes ondulations sans aucun caractère d'originalité, de la grisaille à perte de vue et quelques fleurs de genêts pour l'égayer. On m'avait vanté la lande bretonne. J'avoue que ma déception fut rude, car la fameuse lande peut être comparée aux étendues soporifiques de la Beauce, de la Crau et autres Camargue. Certes les quelques églises entrevues au passage ne sont pas dénuées de pittoresque, pas plus d'ailleurs que les chapeaux à pans des paysans, quant aux originales coiffes des Bretonnes, nous en voyons pas mal à Paris, au bras des militaires ...
Donc, le paysage traversé n'est pas intéressant. Il faudrait, aux dires des supporters de la vieille Armorique, explorer les coins et les recoins de la côte, parcourir des routes très mauvaises, la plupart en cul-de-sac. Mais, pour la lande bretonne, laissez-moi rire ! Je comptais trouver un site plein de charme comme les Causses de Lozère, par exemple, il n'en a rien été. Longuement Coiffier et moi, sur cette route interminable, nous avons évoqué les fières et nobles silhouettes de nos montagnes des grandes Alpes Blanches auprès desquelles rien ne peut exister. Où êtes-vous, grands cols alpins, Parpaillon, Izoard, Galibier, Allos ? où sont vos chemins pleins de charme, d'imprévu et de difficultés, qui m'ont cependant paru moins durs à parcourir que cette route à montagnes russes, escaladant une suite interminable d'infâmes taupinières d'où la vue est absolument nulle.
Toujours sous la pluie, nous traversons plusieurs villages encore endormis, avant d'arriver au Faou où nous pouvons déjeuner prestement. La route pendant quelques kilomètres est presque pittoresque. S'insinuant entre deux petits coteaux, elle descend longuement; malheureusement, elle est dans un état médiocre et nous force à ralentir considérablement. Cela ne dure pas : nous retrouvons le goudron bien avant Châteaulin où nous arrivons à 8h45.
C'est à mon tour de diriger le tandem. A peine avions-nous quitté la ville, qu'une averse épouvantable nous assaille et dure un long moment. La roue avant soulève une superbe colonne d'eau que la vitesse me renvoie à la figure. Charmante promenade ! et qui promet de durer.
Le moral baisse, si j'ose dire, à vue d’œil. Jamais au cours de mes randonnées je n'ai trouvé un temps aussi défavorable. Je songe que si la pluie ne se calme pas, la nuit sera terrible. J'entrevois déjà l'échec de Brest-Menton, la déception de nos amis et aussi la nôtre, car cet été si nous échouons il nous sera impossible de recommencer Brest-Menton en raison des courses prévues en montagne.
Mais, en y réfléchissant bien, la route n'est pas impossible à vaincre. C'est une simple question de volonté. Qu'est-ce donc au fait qu'une journée de pluie, une route dure, à côté d'une avalanche en montagne, d'un rocher verglacé, d'une tempête de neige ? La route est bien débonnaire malgré ses embûches si on la compare à la montagne dont les colères sont terribles et durant lesquelles personne ne peut passer. Tandis que sur la route, en s'accrochant, en luttant, on peut toujours vaincre.
Quelques kilomètres avant Quimperlé, après un ravitaillement à Quimper et un relais de direction à Rosporden,  nous essuyons un ouragan de grêle d'une violence inouïe. En cent mètres, le tandem est arrêté et abandonné à son triste sort, pendant que nous allons nous abriter sous des broussailles, de l'autre côté de la route.
Nous sommes à Quimperlé (140 km) à 12h15. Nous déjeunons là en vitesse pendant que la pluie tombe sans arrêt.
Au cours de cette randonnée de cinq jours, à part deux ou trois repas, nous n'avons vécu exclusivement que d'omelettes, de confitures, de café au lait et d'eau de Vichy. Ce régime fut satisfaisant puisqu'il nous a permis de mener à bien notre voyage, sans souffrir de l'estomac. Atout considérable dans ce "grand jeu".
Nous n'avons jamais éprouvé de défaillances causées par la faim, ce qui tend à démontrer que la viande en randonnée n'est pas un aliment obligatoire et que le régime du repas léger et répété est encore le meilleur.
La route que nous empruntons n'est ni mieux, ni plus mal que celle de ce matin. Allons du courage, la Bretagne va bientôt disparaître du programme  pour faire place aux bords de la Loire, autres lieux monotones, mais Jean Marx sera là et nous oublierons le paysage.
Nous voici à Lorient où les pavés et les rails font rage. A la sortie de la ville, la route remonte un peu vers le Nord, ce qui nous vaut un vent debout assez violent. Il nous gênera jusqu'à Hennebont.
A 15h30, nous arrivons à Auray (200 km). Nous avons effectué cette distance en 9h30 ce qui constitue - sans fausse modestie - une performance honorable si l'on veut bien prendre la peine de considérer que depuis ce matin nous luttons contre le mauvais temps et que la route que nous parcourons est très accidentée.
Je trouve à Auray une lettre de Maillane m'annonçant notamment que le mistral ne souffle pas encore dans la Vallée du Rhône. J'ai toujours aimé en voyage recevoir des lettres des amis. Cela cause sur le moral un effet salutaire, surtout quand celui-ci est atteint comme était le nôtre à Auray. C'est pourquoi les trois télégrammes expédiés aux amis, tout en restant laconiques, furent moins désespérés.
Sans nous arrêter, nous passons à Vannes, Muzillac et arrivons au magnifique pont de la Roche-Bernard, le premier endroit intéressant et agréable depuis le départ de Brest. Malheureusement le temps trop noir nous empêche de prendre des photos.
L'Hôtel de l'Espérance nous offre un dîner pantagruélique qui est le bienvenu après une journée pareille, mais en sortant pour aller jeter quelques cartes à la poste, je suis saisi  par un frisson extraordinaire, m'obligeant à rentrer en claquant des dents. Le Raid va-t-il se terminer à la Roche-Bernard ? Voilà la question qui m'a hanté quelques instants.
Croyant à un retour intempestif de ma grippe de la semaine dernière, je me couvre de mes deux chandails, de mon imperméable, et je passe à l'arrière du tandem lorsque nous repartons à 20h30 à la nuit tombante.
La route, heureusement, n'est plus accidentée et la pluie a cessé. Je ne suis, néanmoins, guère rassuré quant à mon état physiologique. Je crains à tout moment l'effondrement complet, sans rémission. Quelle idée de s'embarquer dans une aventure pareille, la peau encore marquée des disques violets des ventouses!
Les kilomètres s'ajoutent aux kilomètres et mon état général s'améliore nettement. Je quitte même mon imperméable et profite de l'arrêt pour oublier mes gants, ce qui nous vaut de virer de bord et de parcourir un kilomètre en sus du programme ! Comme si Menton n'était pas assez éloigné de Brest !
La N.165 n'a pas l'air extrêmement pittoresque. Nous n'éprouvons aucun déplaisir à la parcourir de nuit.
A 23h30, nous entrons dans Nantes. Nous avons la déception de ne pas trouver un seul café ouvert. Fermer à 23h, quelle abomination. Messieurs, pour un bistrot ! Nous perdons un temps précieux à chercher la gare où le buffet est à même de nous restaurer. Nous y restons un bon moment, trop bon même et nous sommes assez raides lorsqu'il faut repartir, évoluer au milieu des pavés, des rails, des rues obscures, pour trouver la route d'Angers.
La cadence est tout ce qu'il y a de lent. Je sens que le tandem n'avance plus et décide qu'au premier endroit propice, nous nous arrêterons pour nous reposer un peu.
Nous parcourons environ 25 kilomètres à petite allure, quand un hangar se présente sur la droite. Nous y entrons et nous mettons en demeure de dévorer une moitié de poulet rôti achetée à la Roche-Bernard, des oranges, des bananes, etc... Nous perdons là près de deux heures bien inutilement.
Il est facile de dire : " Il ne faut jamais s'arrêter la nuit". Je suis assez expérimenté en la matière pour connaître toute la valeur de cet axiome, mais il arrive un moment où l'abrutissement (je dis bien : l'abrutissement ...) arrive à dominer les réflexes et à causer aux randonneurs des préjudices considérables. A force de parcourir des kilomètres sans intérêt, l'esprit s'endort, le cerveau ne réagit plus, l'homme n'est plus qu'une loque obéissant à je ne sais quoi; à un instinct peut-être, qui le fait se coucher comme une bête parce qu'il n'en peut plus.
C'est là que le cyclotourisme devient une école d'énergie parce que seule l'énergie peut sauver le cyclotouriste en détresse. Il a en lui toutes les ressources physiologiques pour vaincre la défaillance. Il ne lui manque que l'étincelle pour les mettre en action.
Si j'avais à recommencer un raid de l'envergure de Brest-Menton - que Dieu m'en préserve ! - je ne dépenserais pas inutilement en roulant une nuit des forces susceptibles d'être utilisées par la suite, et je suis persuadé que si à Nantes nous nous étions arrêtés carrément quatre heures, afin de dormir dans un lit, nous ne serions pas arrivés plus tard le lendemain à Vierzon et certainement moins fatigués. Mais, comme dans chaque branche de l'activité humaine c'est à ses dépens que l'on apprend à vivre, c'est en faisant Brest-Menton que l'on apprend à faire Brest-Menton.
Pour ma part, cette expérience acquise ne me servira plus car j'ai fermement l'intention d'en rester là et de considérer Brest-Menton comme le point final - si j'ose m'exprimer ainsi - de ma carrière de randonneur ....
Le départ du "hangar fatal" a lieu pédestrement, parce que nous sommes gelés et à moitié endormis. Lorsque nous remontons sur le tandem l'allure n'est guère plus vive qu'à la sortie de Nantes. Nous avons hâte de trouver un café ouvert afin d'absorber un liquide chaud et de manger, car le poulet rôti de la Roche-Bernard n'est plus qu'un vague souvenir.
Peut-être à Varades, peut-être à Champtocé - le livre de bord est muet et je n'avais pas de carte - nous trouvons ce qu'il nous faut pour déjeuner copieusement, avant d'affronter une succession de raidillons terribles qui doivent se succéder jusqu'à Angers. Nous entrons dans cette ville aux environs de 8 heures du matin, le mardi, c'est dire que nous avons rampé depuis Nantes, mais avec le jour et le plaisir de retrouver Jean Marx, le moral s'est sérieusement relevé, ainsi que l'espoir d'arriver au but. Cela va si bien que nous prenons la peine de sortir le Voigtlander et de tirer quelques photos - oh! sans grand intérêt - qui nous rappelleront toujours cette randonnée pascale, placée sous le signe du mauvais temps.
Il ne pleut pas, heureusement, mais le ciel est lourd de cumulo-nimbus et un vent violent de côté souffle désagréablement. Comme pour la lande bretonne, il est absolument nécessaire de mettre beaucoup de bonne volonté pour trouver du charme aux bords de la Loire. La route longe le fleuve aux eaux jaunes et limoneuses, traverse quelques villages : La Bohalle, St-Mathurin, Les Rosiers, qui paraissent sommeiller comme cette triste Loire.
Douze kilomètres avant Saumur, un cycliste à l'horizon, et quel cycliste : Jean Marx, qui a passé une nuit dans un train pour venir nous accompagner. Ah! le brave ami! Si nous ne l'embrassons pas, le coeur y est ! Jean, c'est un type extraordinaire, toujours décidé, que l'on parte à Villeneuve-St-Georges ou au Mont-Blanc à vélo, à tandem ou par le train. Du moment que l'on quitte Paris, il est toujours de la fête, même quand il s'agit de tentatives hasardeuses en haute montagne, où l'on risque de se casser la figure.
De nous savoir passer si près de Paris tracassait ce brave ami, si bien qu'un jour, peu avant le départ, il vint me trouver pour me dire : " J'irai vous chercher sur les bords de la Loire."
Ah! qu'il fait bon vivre, entouré d'amis de cette trempe, presque des frères, toujours prêts à rendre service, toujours d'humeur égale, et qui vous font oublier les vilenies de ce monde.
Depuis l'arrivée de Jean, l'allure s'est nettement accélérée et nous ne tardons pas à arriver à Saumur, où nous déjeunons gaiement tous les trois.
Toutes les fatigues, tous les ennuis sont oubliés. Longuement nous parlons des amis de Paris, quittés il y a seulement trois jours, trois jours qui me paraissent trois mois !
Confortablement restaurés, nous repartons lentement sur les bords de cette Loire, que je voudrais voir aux quatre cent diables. Autant j'aime ce fleuve dans sa haute vallée, autant il m'indiffère ici, coulant sans force, d'une façon bébête, entre deux rives trop vertes. Où es-tu donc vieux Rhône aux flots impétueux ? Où est donc ta vallée pleine de caractère et de bien chers souvenirs ?
Nous arrivons à Langeais - à je ne sais plus quelle heure - où nous remarquons et photographions un château tout différent des autres : les châteaux de la Loire, mornes bâtisses blanches, trop souvent identiques et trop fréquentées par la foule des autocaristes, qui n'ont jamais rien vu.
Après avoir parcouru quelques kilomètres, Tours est enfin en vue. Tours, la fameuse ville du sergent de la Rochelle, le héros d'une bonne histoire qui amuse actuellement certain milieu cyclotouristique !
Nous entrons en ville vers 15h30, pilotés par Marx, presque l'enfant du pays. Après nous avoir signalé le danger des rails à la sortie du pont, notre ami ramasse une solide bûche sur ces mêmes rails, vérifiant ainsi son assertion !
Nous restons un bon moment dans un grand café de la ville, à consommer force chocolats et brioches. Une lettre de Maillane me confirme que l'on nous attendra jeudi à Vienne. Le temps coule rapidement, et nous nous mettons en route. Nous laissons la N.76 pour emprunter un chemin longeant la Loire pendant une douzaine de kilomètres et revenant sur la Nationale à la croix, par  Saint-Martin-de-Beau.
Jean Marx nous quitte. Il aurait bien voulu nous accompagner plus longtemps mais il doit dans trois jours prendre à Paris le départ du raid des Baux, c'est dire qu'il lui faut éviter une seconde nuit blanche.
Les adieux, comme tous les adieux qui se respectent, sont tristes. Nous ne reverrons notre ami qu'à Avignon, samedi prochain, après le raid...
Nous continuons donc seuls jusqu'à Chenonceaux, où nous émettons la prétention de photographier le château. L'heure est passée, paraît-il, et nous devons retourner sans faire ce que nous voulions. Pour comble de bonheur, notre pneu arrière crève sur un silex, à quelques mètres du Parc. Je vous laisse supposer à quels dieux et à quels tonnerres infernaux furent voués les châteaux dits de la Loire!
Heureusement qu'à quelques kilomètres de là nous rencontrons un cyclotouriste en train de réparer lui aussi. C'est Géo Bimbenet, l'illustre randonneur, le concurrent perpétuel à la Poly. Tout le monde le connaît, de réputation au moins, et tout le monde sait qu'il est toujours prêt à rendre service. C'est pourquoi, aujourd'hui, il est venu de Contres à Tours pour nous retrouver.
Nous dînons à Montrichard et nous nous quittons au carrefour de la route de Contres, non sans que Géo Bimbenet m'ait remis une fiole de liquide, à boire, paraît-il, après le café, ou en cas de coup de pompe !
Nous avons l'intention de nous arrêter ce soir à Vierzon, quelques heures seulement, car nous n'avons pas dormi depuis Brest et je sais par expérience que deux nuits consécutives sur la route produisent de sérieuses perturbations dans la marche d'un tandem. C'est la tactique employée d'ailleurs par les Audax 1.000km, qui prévoient un arrêt de quatre heures au cours de la deuxième nuit.
Il reste encore 70 kilomètres avant d'arriver à Vierzon, malheureusement la route laisse à désirer et devient épouvantable aux environs de Villefranche-sur-Cher. Il fait nuit et par-dessus le marché Coiffier commence à dormir sur le tandem.
J'ai passé entre Villefranche et Vierzon comme entre Nice et Menton les moments les plus durs du raid, je dirai presque de ma vie de cyclotouriste.
Cahoté, désemparé, le tandem rampe à dix à l'heure. Coiffier, à moitié endormi, ne réagit plus, et si moi-même résiste au sommeil, je suis las, presque à bout de forces. L'instant est tragique. Je sens que si cela continue, nous allons verser dans un fossé et Brest-Menton en restera là. A cette pensée, mon sang ne fait qu'un tour et je me cramponne résolument au guidon.
La marche à pied alterne avec le tandem. Elle réveille un peu Coiffier, mais ne me délasse guère. Le sommeil m'envahit petit à petit, je fume cigarette sur cigarette pour tenter de le chasser, car il est certain que si je venais à m'endormir à ce moment critique, le raid sombrerait à jamais.
Nous franchissons deux passages à niveau fermés, à peine signalés, sans que la situation ne change. La nuit est d'un noir d'encre et la route est toujours aussi mauvaise. Soudain, une dizaine de kilomètres environ avant Vierzon, le goudron apparaît. J'absorbe en vitesse quelques gorgées de la fiole de Bimbenet et nous repartons... pas pour longtemps... Je sens ma tête tourner, la direction flotter, j'arrête immédiatement le tandem. Cet étourdissement ne dure que quelques minutes et semble provenir de la quantité de liquide absorbé tout à l'heure. Coiffier qui, heureusement, a récupéré, prend la direction et amène le tandem à Vierzon, vers une heure et demie du matin.
Après avoir frappé à un ou deux hôtels, devant la gare, j'en trouve heureusement un qui consent à nous recevoir. A deux heures nous nous couchons, heureux d'être arrivés. La première manche est gagnée, il s'agit maintenant de bien profiter des cinq heures de repos généreusement octroyées !
Voilà donc effectuée la première partie de l'itinéraire, soit près de sept cents kilomètres. Le temps réalisé sur cette distance n'a rien d'extraordinaire, mais il est bon de considérer qu'il reste encore plus de huit cents kilomètres à parcourir et que nous avons essuyé la pluie et la tempête durant de longues heures. Cette tempête fut d'ailleurs relatée en son temps dans les journaux et inquiéta fortement nos amis de Paris.
Nous sommes donc heureux d'être venus à bout des éléments déchaînés contre nous et d'avoir pu rallier Vierzon dans ces conditions aussi peu favorables.
Mais comme je le disais plus haut, sur la route, une seule qualité prime toutes les autres : la volonté. Point n'est besoin, comme en montagne, d'être un virtuose pour forcer certains passages difficiles. Il suffit de s'accrocher, de résister par la volonté au sommeil et à la fatigue. On pourra, comme certains esprits chagrins, critiquer la randonnée - et pour cause ! - elle ne constitue pas moins une belle école d'énergie.
Après un réveil assez difficile - cinq heures de sommeil pour quarante-quatre heures d'effort ! - nous quittons Vierzon à petite allure par la N.76 que je connais bien. Ce fut elle qui vit passer notre premier voyage à tandem à Ph. Marre et moi.
Ce matin, la cadence ne va pas du tout : il me semble, étant à la direction, que la route est dure. Nous n'en couvrons pas moins les 32 kilomètres qui nous séparent de Bourges à 26 de moyenne. Un arrêt dans cette ville s'impose, car notre pauvre tandem, ayant essuyé tant de pluie en Bretagne, grince à perdre haleine. Un sérieux graissage et la machine reprend la route allègrement et silencieusement.
L'allure n'a rien de brillant; elle ne le sera guère toute cette journée, si ce n'est que sur la fin du parcours. Nous traversons de longues étendues cultivées, légèrement vallonnées, où nous nous ennuyons quelque peu.
Les villages sont rares, le paysage ne change guère. Nous voyons arriver Sancoins avec plaisir. La foire sévit à Sancoins, gros bourg du Cher, c'est dire que nous parcourons le village au ralenti, au milieu d'une foule de paysans, de bestiaux, de charrettes, etc. Comme il n'est pas loin de midi nous nous arrêtons dans un hôtel où l'on nous sert rapidement ce que nous demandons.
Parlez-moi au moins du centre de la France pour bien manger. Sans être un gastronome comme mon "presque-pays" Brillat-Savarin, j'aime la franche et bonne cuisine de mon pays dont celle du Cher est sœur, si l'on peut s'exprimer ainsi. En randonnée, il importe de manger avec appétit si l'on veut éviter la fatale défaillance et quand - en Bretagne par exemple - je voyais arriver des plats douteux et le beurre salé, cela  ne m'enchantait guère ! On me rétorquera qu'en camping je pourrais manger ce qui me plairait - et ce sous toutes les latitudes - je répondrai que le camping, si agréable soit-il, est absolument incompatible avec la randonnée pour la bonne raison qu'il exige un attirail pesant un poids effroyable. De plus, j'ai une sainte horreur de faire la cuisine, et si un jour vous me voyez en camping - on m'a déjà vu - je ne cacherai pas que c'est un camarade ou une dame obligeante, qui se chargent de tout.
Fermons cette parenthèse gastronomico-cyclotouriste et reprenons notre voyage là où nous l'avons laissé : à l'hôtel de Sancoins, si je ne m'abuse.
Après un bon moment de repos, nous quittons Sancoins en dedans de notre action - comme diraient les chroniqueurs sportifs - en direction de l'Allier, que nous ne tardons pas à traverser sur un pont suspendu, peu avant d'arriver à Saint-Pierre-le-Moûtier, où nous retrouvons cette vieille connaissance de N.7., dont je me flatte de connaître tous les tournants, de Paris à la frontière italienne.
Saint-Pierre-le-Moûtier, un pays qui ne vous dit rien amis lecteurs, mais qui est plein de souvenirs de voyages pour Ph. Marre et moi, souvenirs remontant à l'époque du tourisme à bicyclette sur l'antique vélo Tour de France! A partir de là, je suis en pays connu, et malgré la monotonie de la route, je ne m'ennuie pas, parce que je songe aux voyages passés, ayant emprunté cette N7.
Le ciel est toujours très couvert et peu engageant. Nous nous arrêtons quelques minutes au monument aux Morts du dirigeable "République" pour prendre une photographie de ce curieux mémorial.
Nous ne tardons pas à arriver à Moulins où nous cassons la croûte vers trois heures et demie. La N.7. après cette ville, n'est guère plus intéressante que celles dont nous avons suivi le fil depuis Brest, mais nous avons la consolation de penser qu'à partir de Varennes-sur-Allier, nous allons traverser une région de montagnes de moyenne altitude qui rompra la monotonie du voyage.
En effet, la route, jusqu'ici désespérément plate, commence à grimper, puis à descendre, pour prendre la proportion d'un véritable toboggan aux environs de Saint-Gérand-le-Puy. Le tandem plonge dans les descentes, escalade en vitesse les remontées et nous amène à Saint-Gérand, bien avant l'heure prévue. L'an dernier, cette route était dans un état lamentable, tellement lamentable que des voitures n'y passaient plus. Je n'oublierai jamais notre calvaire lorsque nous arrivîmes, Marre et moi, dans ce chaos au cours de l'étape Paris-Aix-en-Provence.
Aujourd'hui, la N.7. est entièrement refaite et c'est un véritable plaisir de la parcourir, d'autant plus que les Monts de la Madeleine, sur notre droite, sont encore blancs de neige.
Nous dînons à La Palisse sans nous attarder, car nos amis des Cyclotouristes Roannais sont prévenus de notre arrivée et nous attendront certainement. Une longue côte se présente dès la sortie de la ville. Nous la grimpons facilement à la nuit tombante avant d'attaquer la belle descente de Saint-Martin-d'Estréaux.
Comme je connais la région  et qu'il fait maintenant nuit noire, je passe à l'avant du tandem, me proposant de mener cette descente tambour battant. Je sais que la route est bonne, que les virages sont faciles et relevés, donc nous allons pouvoir rouler rapidement. Au bout d'un kilomètre le phare se met à éclairer davantage. Présumant de l'arrêt du feu rouge, nous mettons pied à terre. Après un quart d'heure de recherches, de tâtonnements, il consent à remarcher. Ce que j'ai fait pour obtenir un tel résultat ne me le demandez pas, vous savez comme moi à quels caprices est sujette l'électricité!
Enfin nous repartons, traversons La Pacaudière, Saint-Germain-l'Espinasse et nous descendons vers Roanne sur une route aussi bosselée que l'an dernier.
En entrant en ville, nous rencontrons Lucien Clairet, qui nous mène au siège de la Société où de nombreux amis nous attendent. Il est vingt-deux heures et nous sommes à 900 km de Brest.
Nous serions bien restés jusqu'à trois heures du matin à converser avec les cyclotouristes roannais, à parler montagne avec Gaston Roudillon, mais la prudence nous oblige à nous reposer. Plus nous resterons en si bonne compagnie, moins il nous faudra dormir, car le départ est irrévocablement fixé à 4 heures si nous voulons atteindre demain Maillane, à 330 km de Roanne.
Après avoir battu un ban en l'honneur du mariage de Paul Treille, le président, nous nous retirons à 11h30. Que tous nos amis roannais trouvent ici nos remerciements, pour la réception si charmante et si cordiale qu'ils ont organisée pour nous ce soir-là.
Couchés à 23h30, nous nous levons à 3 heures et demie du matin, les jambes encore plus raides qu'à Vierzon, le moral par contre gonflé à bloc : c'est que dans quelques heures, nous allons retrouver à Vienne le tandem Roumanille, "monté à notre avance" comme on dit là-bas.
Dès la sortie de notre hôtel la pluie nous prend, une petite pluie fine et glaciale, tout à fait ce qu'il faut pour me remettre un genou grippé depuis la triste Bretagne.
Il fait encore nuit. La pluie tombe lentement. On n'entend que le clapotis de l'eau lorsque le tandem traverse une flaque. La route jusqu'au lieu dit L'Hôpital est plate comme la main, mais après le carrefour de la route de Saint-Etienne elle commence lentement à monter. Nous étouffons littéralement sous nos imperméables, que nous quittons d'ailleurs peu après. Le jour se lève lentement sur les Monts du Lyonnais où les nuages courent comme sur les grands sommets alpins un jour de tempête. La pluie décidément, sera le signe de notre randonnée, et nous pouvons dire que sans elle nous aurions gagné un temps appréciable.
Cette côte du Pin-Bouchin est décidément interminable. Elle sera pourtant moins pénible que la descente sur Tarare où Coiffier arrive - étant à l'avant - trempé des pieds à la tête et gelé par-dessus le marché.
Partis de Roanne avec un malheureux café et deux "pôvres" croissants dans l'estomac, nous menaçons de dévaliser Tarare en brioches et chocolat tellement nous avons faim ! Lorsque nous repartons, la pluie tombe de plus en plus. Ayant prévenu de Moulins que nous serions à Vienne à 9 heures, je m'aperçois que nous ne pourrons jamais arriver à l'heure H. La route est très accidentée. Le tandem, dans les descentes effectuées à toute vitesse, soulève de véritables gerbes d'eau que j'encaisse sans sourciller. La pluie devient d'une telle violence à Tassin que nous devons nous abriter quelques instants. Au lieu de traverser Lyon, nous évitons la ville en prenant le G.C. 13 bis, dont j'ai parlé ici-même assez souvent. A Brignais, nous nous ravitaillons rapidement, passons Givors de même et arrivons à Vienne bien après l'heure fixée. Nos amis sont partis devant, tout doucement, et nous préviennent, par une inscription, sur le mur de la gare où avait lieu le rendez-vous. L'estomac creux nous repartons, grimpons une côte assez longue, et nous rejoignons à une dizaine de kilomètres de Vienne H. Roumanille et sa nièce Thérèse qui nous attendaient tranquillement à l'ombre d'une borne Michelin!
Quel plaisir tout de même que de retrouver dans la vallée du Rhône de si bons amis qui n'ont pas hésité à se déplacer de Maillane pour nous accompagner. Avant de nous attendre, ils avaient rendu une pieuse visite à la tombe de Vélocio à Loyasse.
Je ne vous présenterai pas Thérèse Roumanille et son oncle. Vous savez que ce sont d'excellents cyclotouristes de Maillane, qu'ils ont été les premiers à escalader le Ventoux par Malaucène, etc.
D'un seul coup la fatigue est balayée, les ennuis sont oubliés, la conversation est engagée pour 230 km et ne cessera qu'à Maillane. Il paraît, d'après Thérèse, que nous n'avons pas l'air fatigué. Nous enregistrons cette déclaration avec plaisir, car elle nous fait espérer le succès du raid.
Longuement nous parlons aussi de l'infortuné Vélocio, de notre pauvre Maître si tragiquement disparu et dont la perte causera un tort énorme au cyclotourisme. Nous commençons hélas à nous en apercevoir... Cette vallée du Rhône est bien la route du Maître. C'est là qu'il se plaisait à rouler, au cours de formidables randonnées qu'il menait à bien malgré son âge. Que le nom de Paul de Vivie demeure longtemps gravé dans le cœur des cyclotouristes, et que ceux-ci n'oublient jamais celui qui vulgarisa par la parole, la plume et les actes le tourisme à bicyclette.
Cyclotouristes, souvenez-vous que la Vallée du Rhône était la route du Maître, souvenez-vous de lui lorsque vous la parcourez en vous répétant : "Je suis la route de Vivie".
Les kilomètres passent sans que nous nous en apercevions tellement la conversation est soutenue. Nous arrivons à Saint-Vallier où nous prenons le café.
La gare de Saint-Vallier est particulièrement connue des cyclotouristes. C'est en effet pour cette localité que l'on prend le train en Provence, lorsque l'on monte à Saint-Etienne et que le mistral souffle. Vélocio lui-même ne dédaignait pas le grand frère dans la Vallée du Rhône, lorsqu'il y avait impossibilité de la remonter. Tout le monde connaît le mistral, ce fameux vent du Nord qui balaie littéralement la vallée du Rhône. Il faut une forte dose d'énergie pour arriver à le vaincre, et le mieux lorsqu'il est déchaîné est encore d'emprunter la voie ferrée.
Aujourd'hui, le mistral ne souffle guère, mais le peu d'ardeur qu'il met à la besogne nous aide néanmoins.
A la sortie de Saint-Vallier, une rafale nous prend de face et nous fait croire au vent du Sud. Heureusement pour Brest-Menton, il n'en sera rien.
Le pneu arrière du tandem se dégonfle petit à petit depuis ce matin. Comme nous ne sommes pas trop en retard, nous en profitons pour boucher le trou imperceptible. Cette crevaison sera la seconde et la dernière du voyage. Qui donc disait que les pneus façon-main ne tenaient pas le coup?
A mesure que nous descendons la vallée du Rhône, j'égrène le chapelet des souvenirs de voyage passés, notamment celui de la recherche de ma pipe, perdue par une sombre nuit de l'été dernier, en compagnie de Thérèse et son oncle, en revenant de la Journée Vélocio. Je ris encore en y pensant ! Voici Tain-l'Hermitage, le Pont de l'Isère et enfin... la pluie en arrivant à Valence.
Valence, encore une ville pleine de souvenirs, où le Maître avait coutume de retrouver ses disciples, sur une placette devant la gare. Nous nous y dirigeons et nous installons au "Bistrot fatal" devant de confortables chocolats. Il est environ 15h30. Un beau soir du mois d'août dernier, avec les mêmes personnages sauf Coiffier, nous étions attablés à la même place et servis par le même garçon (je suis très physionomiste). Ce petit épisode, après tant d'autres depuis Vienne, me remonte le moral à une altitude considérable. Cela va si bien que je refuserais tout net à cet instant, la place du président de la République, si on me l'offrait !
Tout ceci pour démontrer qu'en randonnée le moral joue un rôle capital. La descente de la Vallée du Rhône, après 1.000 kilomètres de dures routes, aurait pu être désastreuse sans la présence du tandem Roumanille. Que vouliez-vous que je raconte à Coiffier depuis si longtemps que nous étions ensemble. Tous les sujets de conversation étaient épuisés. Il aurait fallu rouler silencieusement et certainement essuyer une série de "coups de pompe" comme l'an dernier dans Paris-Aix. Cette année, rien de tout cela, la présence de nos amis suffisant à nous réconforter et une route connue comme ma poche, sur laquelle je puis raconter un certain nombre d'histoires de voyages. Pas une seule fois, au cours des 230 kilomètres parcourus dans la Vallée nous eûmes l'impression de pousser, de rencontrer une difficulté quelconque, malgré les kilomètres totalisés depuis Brest.
Au nom de Coiffier et au mien propre, je remercie donc ici-même, nos bons amis H. et Thérèse Roumanille qui vinrent nous chercher au bon moment, et nous aidèrent à passer sans nous en apercevoir, le point névralgique du raid et contribuèrent par la-même à sa réussite.
Voilà déjà Montélimar et déjà la côte de Donzère qui me semble autrement moins pénible que l'an dernier. Nous dégringolons l'autre versant à toute vitesse, traversons le village et nous arrêtons à Pierrelatte pour dîner.
Le tandem de M. H. Roumanille recèle en ses flancs une collection prodigieuse de pots de confiture. Il y en a pour tous les goûts, en quantité industrielle. Et si j'ai quelquefois blagué le tandem de mes amis, je dois faire immédiatement mon "mea culpa" parce que je n'ai pas été le dernier à "taper" dans les pots de confiture. On a beau dire qu'il n'est pire ennemi que le poids et ne jamais en avoir sur sa machine, on est bien content, quelquefois, de profiter de celui du voisin, surtout lorsqu'il se traduit de cette manière !
Nous serions bien restés là un bon moment encore si le devoir ne nous avait pas appelés sur la route. Nous partons donc à la nuit tombante et recommençons à grignoter des kilomètres. Lapalud, Mondragon, Mornas, rien à signaler, les deux tandems roulent côte à côte à bonne allure, sans le moindre incident. La nuit est magnifique, une belle nuit de Provence comme il n'en existe pas à Paris, et encore moins en Bretagne !
Nous arrivons à Orange vers dix heures du soir. Nous nous arrêtons dans un café où, paraît-il, Coiffier, A. de Boubers et Marre en août dernier contraignirent l'établissement à fermer à une heure impossible... pour les lecteurs de "Cyclo-Sport". C'est en effet d'Orange que partit le compte-rendu de Ph. Marre sur la Semaine d'Ardèche.
La température, toujours aussi douce, nous laisse présager le beau temps jusqu'à la fin du voyage. Dans la nuit, Thérèse, de l'arrière de son tandem, nous fait une démonstration d'éclairage, en allumant plusieurs ampoules placées devant elle et destinées à empêcher de griller celle du phare avant. De quoi faire pâlir Albert Dhommée lui-même.
Voici les rails du tramway de Sorgues et les lumières d'Avignon. Nous évitons la ville par de savants détours par delà les remparts et nous arrivons sur la route de Tarascon. Au bout de quelques kilomètres un feu est signalé venant à notre rencontre. C'est celui du tandem de MM. Boyer et Genin, deux amis avignonnais devant nous accompagner demain, après Maillane.
Encore une rencontre comme on aimerait en faire à chaque tournant de route. Par des chemins à moi aussi familiers que ceux des environs de Paris, les trois tandems gagnent Maillane où ils arrivent vers une heure du matin.
Je n'ai plus besoin maintenant d'insister sur le compte de Maillane, tout le monde sait où se trouve ce charmant village provençal qui vit cette année à Pâques une affluence de cyclotouristes considérable, à l'occasion du Meeting des Baux. C'est à Maillane que nous reposerons cette nuit avant de repartir pour la dernière étape, vers Menton.
Thérèse infatigable, à peine descendue de machine, se met en demeure de nous servir un bon repas, tandis que la conversation roule de sujet en sujet.
Tout semble bien aller, à moins d'accident. Nous devons réussir et arriver au but au cours de la nuit prochaine. Lorsque nous avons quitté Paris les amis riaient sous cape et ne se cachaient pas "que Grillot ne dépasserait pas Maillane et que s'y trouvant si bien le raid en resterait là".
Je n'étais pas sans connaître les pronostics de mes vieux amis qui m'avaient cru mort l'an dernier, alors que j'étais à Maillane et je m'étais bien juré d'atteindre au moins Saint-Rémy-de-Provence, rien que pour leur démontrer que "Grillot était capable de dépasser Maillane".
Vous dire que cela m'a amusé de quitter Maillane pour aller à Menton à tandem et y revenir par le train serait mentir, mais enfin il faut bien marcher. Le Maître avait dit qu'il fallait faire Brest-Menton, il faut avoir le courage de poursuivre jusqu'au bout.
Bien à regret nous montons nous coucher vers deux heures avec la perspective de se lever à cinq heures et demie. F. Boyer et L. Genin se tinrent éveillés toute la nuit pour ne pas manquer le départ à 6 heures.
Ne trouvez-vous pas que Marre avait raison en qualifiant ici-même, la maison de M. H. Roumanille de "Maison du Bon Dieu" ?
Je n'ai jamais été condamné à mort mais je suppose que l'ultime réveil ne doit pas être plus pénible que celui de Maillane, le matin du 18 avril 1930.
Je suis totalement abruti dans mon lit et Mm. Roumanille, Boyer et Genin semblent être pour moi le Procureur de la République, l'avocat, le substitut, venant me dire le fatidique "Soyez courageux". Je leur demande si "l'autre" est levé. L'autre c'est mon complice Coiffier qui dort à l'étage en dessous et qui, comme moi, est condamné aux galères, c'est-à-dire à aller de Brest à la frontière italienne sur un engin que l'on nomme tandem.
Qu'ai-je donc fait pour que l'on me chasse ainsi de mon lit où je suis si bien et pourquoi veut-on à toute force que je quitte Maillane pour y revenir demain? Je me jure en moi-même que je ne me lancerai jamais plus dans une aventure pareille où il faut véritablement souffrir physiquement et moralement pour en atteindre le but...
Tant bien que mal nous quittons à 6 heures la patrie de Mistral, la mort dans l'âme comme bien entendu. Heureusement encore que Boyer et Genin sont là pour nous aider et alimenter la conversation. Par une route assez mauvaise nous atteignons Saint-Rémy-de-Provence où naquit, paraît-il, Nostradamus, et regagnons la N.7. quittée à l'entrée d'Avignon, par la N.99, côtoyant les Alpilles. Le temps est magnifique, les montagnettes de Provence se détachent sur un ciel d'un azur incomparable, donnant au paysage un cachet bien particulier à cette belle région.
A la sortie d'Orgon, nous cassons un câble de frein remplacé aussitôt par F.Boyer, qui ne craint pas de se salir les mains avec l'innommable couche d'huile et de boue recouvrant la machine.
La cadence n'a rien de particulièrement brillante. Il est vrai que nous avons 1.300 kilomètres dans les jambes, mais à tout prendre je comptais que nous marcherions un peu mieux. Nous attaquons après Lambesc une série de faciles ondulations où le tandem de Paris-Aix l'an dernier avait littéralement rampé. Il est vrai que le Brest-Menton à cet endroit ne lui est guère supérieur. Enfin voilà la dernière côte et la plongée sur Aix-en-Provence où nous atteignons la vitesse limite.
Nous nous reposons une longue heure dans un café où nos bons amis F.Boyer et Genin nous quittent pour rentrer à Avignon. Leur compagnie nous a été d'une grande utilité et nous a fait gagner un temps appréciable. Nous l'avons bien constaté par la suite. Ils ont bien droit eux aussi à notre reconnaissance.
En quittant Aix, nous remarquons que le temps s'est sérieusement gâté et que nous restons sur place. Coiffier souffre de la selle, et mon genou me tiraille continuellement. Nous ne prononçons pas une parole et le paysage cependant agréable passe tout à fait inaperçu. A ce moment, nous aurions donné je ne sais quoi pour être à Menton.
Un vent de trois quarts face nous gêne considérablement. La pluie se met à tomber fine et pénétrante: c'est presque la débâcle. Péniblement, nous arrivons à Saint-Maximin-la-Sainte-Baume où nous déjeunons sans appétit. A une moyenne horaire assez faible nous poursuivons notre route par Brignoles où les côtes recommencent à se succéder sans interruption. Cette fois-ci, nous commençons à en avoir assez d'être sur ce tandem depuis lundi dernier et nous nous énervons au moindre incident. A peine sourions-nous à la vue d'une borne nous indiquant Gonfaron : vous savez Gonfaron... le pays où les ânes volent, illustré par le fameux Maurin des Maures et son vieil ami Carlo-Soulet (le vrai)!
La pluie ne nous quitte guère depuis Saint-Maximin. Le vent, par contre, s'est un peu calmé‚ ou du moins son effet désastreux est atténué par les montagnes du haut Var.
Nous dînons à Vidauban. Je constate que nous n'avons pas de train à Menton pour nous ramener à Avignon avant le lendemain matin à huit heures. En conséquence, nous décidons de ne pas nous presser et de traîner toute la nuit sur la route. Il n'y a d'ailleurs aucun moyen de faire autrement. La N.7, depuis la vallée du Rhône, est en cours d'élargissement, si bien qu'en pleine nuit, lentement heureusement, je précipite le tandem dans un chantier non éclairé. Plus de peur que de mal.
La nuit est absolument noire, et comme nous marchons lentement de peur des dérapages sur la route mouillée, nous ne voyons pas grand'chose.
Vers onze heures du soir nous arrivons à Fréjus où les cafés sont encore ouverts. Nous évitons la corniche de l'Estérel trop accidentée et traversons le massif par la N.97.
Nous grimpons une côte interminable - elle a bien dix kilomètres - dans un site qui doit être enchanteur en plein jour, certainement plus en tout cas que la route de la mer, hérissée d'abominables panneaux de publicité, détruisant totalement le site.
Les hôtels n'ont pas d'autre moyen que cela pour nous annoncer que l'on mange bien chez eux  et qu'ils sont distants de 92 kilomètres. Le Touring-Club et les préfets des départements du Var et des Alpes-Maritimes ne s'aperçoivent donc pas que notre Côte d'Azur est maintenant sabotée par ces placards insolents et ridicules, dont la race ne fait que croître et embellir.
J'ai ouï dire qu'il existait quelque part en France un Comité de protection des sites. Les membres du sus-dit Comité ne voyagent donc pas et se contentent donc de discuter autour d'un tapis vert ? Je serais porté à le croire en constatant le mal dont souffre la Côte d'Azur française. Si cela continue, le touriste parcourant la N7 ne verra plus la mer, mais une succession de barrières jaunes, rouges, bleues, vertes sur lesquelles sont peintes en lettres géantes, des inscriptions ne trompant personne.
J'ai connu naguère la Côte d'Azur. Je la revois aujourd'hui dans un triste état. Je ne suis pas près d'y retourner ni de conseiller à nos lecteurs d'y aller. On voit aussi bien sur la route de Quarante-Sous !
La rampe culmine vers 325 mètres d'altitude à proximité de l'auberge des Adrets où se réfugiait le fameux brigand Gaspard de Besse. Nous descendons lentement par une route en bon état, de laquelle nous apercevons les lumières de Cannes au fond du Golfe de la Napoule.
Nous entrons dans la ville vers deux heures du matin. Nous avons la chance de trouver un café ouvert, où nous pouvons nous réconforter. Nous restons là près d'une heure au milieu d'un groupe de fêtards contemplant d'un oeil amusé notre machine et nos visages fatigués. Ils nous apprennent en outre deux histoires à faire tomber en pâmoison un régiment de cuirassiers ! C'est dire que je ne vous les répéterai pas!
La route après Cannes n'est plus une route mais une rue où rien ne manque : rails, réverbères, maisons, etc... Il en sera ainsi jusqu'à Menton, c'est-à-dire pendant 65 kilomètres et si, après cela, vous trouvez encore du charme à la Côte d'Azur, c'est que vous ne serez pas difficile.
Pourquoi, au fait, aimons-nous le cyclotourisme ? Parce qu'il nous fait visiter des régions intéressantes et qu'il nous procure le calme que nous n'avons pas dans les villes où nous habitons. Et quand, au cours d'un voyage en un lieu dont les beautés sont clamées à tous les échos, on rencontre une ville dont la traversée dure 65 kilomètres, j'estime qu'on a le droit de la trouver mauvaise.
Après Cannes, nous traversons Golfe-Juan, Juan-les-Pins, Antibes, où je tombe de sommeil. Je suis obligé d'arrêter le tandem et de céder la direction à Coiffier qui, heureusement, ne s'endort pas. Cette défaillance qui comptera dans ma carrière ne dura qu'un quart d'heure, mais elle fut rude, et si Coiffier n'avait pas repris tout de suite le guidon, j'ignore à quelle heure nous serions arrivés au but.
Après Cagnes, nous franchissons le pont sur le Var et quittons la route nationale de manière à éviter les pavés de la Californie sévissant de l'hippodrome à Nice, soit six kilomètres.
A l'entrée de la Promenade des Anglais Coiffier me cède la direction et déclare souffrir énormément de la selle. Le jour est complètement venu, de gros nuages noirs roulent au-dessus de la mer qui, ce matin, vole son titre de Grande Bleue.
A cet instant précis je constate que nous n'avons plus que le temps d'aller à Menton prendre le train. Cette perspective me donne le coup de fouet nécessaire, d'autant plus que je sens Coiffier mal en point. Nous traversons Nice en vitesse, tout en regrettant de n'avoir pu prévenir l'ami Barnoin parce que nous pensions passer ici dans la nuit.
Nous prenons par la petite corniche. La moyenne eut été évidemment préférable mais elle a le défaut d'être trop dure pour nos jambes fatiguées, car passer une nuit sur la route après ce que nous venons de faire n'a rien de réjouissant ni de reposant.
La route de cette petite corniche est, malgré tout, accidentée. De plus une double voie de tramway la suit de bout en bout. Si l'on ajoute à cela une couche de boue sur le goudron vous aurez un aperçu des trente derniers kilomètres de notre voyage.
Cette fin (d')étape fut pour nous un calvaire. Coiffier souffrait tellement qu'il ne pouvait plus tenir en selle. Il se soulevait souvent et imprimait à la machine des secousses pouvant la précipiter à terre avec ses occupants, en raison de la boue. Quant à moi, mon genou ne tournait plus, mais la hantise de l'heure du train me faisait oublier la souffrance. Je  tenais absolument à avoir cet express de 8 heures, de manière à retrouver nos amis à Avignon dans l'après-midi, c'est-à-dire le plus tôt possible.
A Monte-Carlo, nous nous précipitons dans une pâtisserie, le visage ravagé, les vêtements boueux, comme des indigents à la porte d'une soupe populaire. Et maintenant que j'écris ces lignes, assis dans un fauteuil, une bonne pipe aux dents, je ne peux m'empêcher de sourire en pensant à la fin de ce Brest-Menton, à nos souffrances, à nos espoirs, à cette maudite Corniche enfin.
Coiffier, pour qui la douleur devient intolérable, ne se pose presque plus sur la selle. J'attends la chute à tout instant et lui annonce Menton à 4km pour le faire patienter. A peine avais-je fini  de lui dire cela qu'un superbe panneau proclame en blanc sur fond rouge "Menton : 11km". Je l'aurais pulvérisé ! La route monte toujours. Je me demande quand va-t-elle descendre ? L'heure du train approche, Menton aussi heureusement.
Enfin voici la fin. Nous descendons en roue libre et franchissons, le sourire aux lèvres, le poteau indiquant Menton. A cet endroit, j'aurais aimé voir "Hôtel de la Duchesse Anne. Bonne cuisine, chambres confortables. Vue sur la mer. Brest 1.502km", en blanc sur fond rouge, évidemment, comme le satané poteau de tout à l'heure.
Sans descendre de machine, nous nous précipitons à la gare, enregistrons le tandem et constatons que je me suis trompé de vingt minutes pour le train qui n'arrivera que dans une demi-heure. Nous goûtons sur un banc du quai de la gare notre premier "vrai" repos depuis longtemps.
Et voilà, ami lecteur, ce que nous avons vu de Menton !
Cette randonnée effectuée avec une machine de pur tourisme, pesant bien 30kg en ordre de marche et avec les bagages, a prouvé une fois de plus la supériorité du pneu ballon, du changement de vitesse en marche, et du tandem extra-rigide, absolument dépourvu de tout amortisseur mécanique.
Nos pneus, de façon main de 50 mm se comportèrent admirablement, puisque nous effectuâmes tout le parcours avec la même paire, avec deux crevaisons seulement.
Les vitesses de notre machine, étudiées une fois pour toutes, aussi bien pour la plaine que pour la montagne, étaient au nombre de neuf, commandées en marche. D'une part au pédalier (52, 44, 24 dents) par un dérailleur léger et à la roue libre (24, 17, 14 dents) par un Cyclo en duralumin 3 vitesses.
Nous n'eûmes à nous servir que des deux grands jeux et encore assez peu souvent du 52x14 parce que le profil du terrain et les conditions atmosphériques ne s'y prêtaient pas. Si la randonnée s'était arrêtée à Avignon, nous aurions pu mener la Vallée du Rhône tambour battant avec le 8 mètres, mais il fallait se ménager en raison des 300 derniers kilomètres qui ne sont pas précisément plats.
Le freinage du tandem était assuré par deux freins sur jante (peu utilisés) et d'un tambour muni d'une commande rétro, vraiment énergique et sûre.
Et maintenant que j'ai énuméré quelques caractéristiques de notre machine, une question se pose. Une éternelle question qui connaît autant de réponses que de cyclotouristes : "Le tandem, pour une randonnée semblable, est-il vraiment préférable au vélo?"
Pour ma part, je suis persuadé de la supériorité du tandem pour des raids même très longs, en terrain moyennement accidenté. Sur le plat, le tandem permet de soutenir des moyennes beaucoup plus fortes qu'à vélo et dans des conditions certainement plus agréables. Une bonne équipe de tandem doit battre sur Paris-Avignon un très bon cycliste.
Pour Brest-Menton, je ne serai pas aussi affirmatif, car, en raison du profil du terrain, notre tandem ne nous a pas permis des vitesses considérables qui constituent un avantage sur la bicyclette. Si nous étions partis avec Coiffier chacun sur un vélo serions-nous arrivés aussi bien ? Je serai presque tenté de le croire, à condition toutefois que nous nous soyons attendus mutuellement dans les mauvais moments. Si chacun part à son allure, la randonnée se passe la plupart du temps en solitaire et la défaillance vient vite pour celui qui est derrière.
Pour ma part, je préfère le tandem pour la grande randonnée, même s'il doit me faire perdre du temps. Je n'aime pas rouler seul, je n'aime pas être lâché, ni attendre les gens qui traînent, c'est pourquoi la machine double concilie tout, pour la bonne raison qu'il faut les deux équipiers pour la propulser.
La question du tandem pour une équipe mixte (en randonnée j'entends) ne se pose pas. Pour deux hommes, elle est discutable. Tout dépend des aptitudes des équipiers. Aussi je me garderai de conclure décisivement et me contenterai de ces quelques mots : "Faites comme nous, essayez !"
L'itinéraire que nous avons suivi est loin d'être le plus court. Je suis persuadé qu'il est le plus facile. Si la route passant par Saint-Brieuc, Rennes, Laval et Tours est plus courte de 70 km. que la nôtre, elle doit être aussi pénible jusqu'à Rennes et beaucoup plus dans les Alpes Mancelles que sur les bords de la Loire, parties correspondantes au point de vue kilométrage de Brest.
Marre, dans un récent article, parlait de la route d'hiver des Alpes, qui raccourcit sur la vallée du Rhône. A mon avis, il faut l'éviter parce qu'elle comporte le passage de cols très faciles lorsqu'on est frais, mais assez coriaces après 1.000 ou 1.200 km. de route. Dès que la distance commence à peser sur les muscles, les rampes paraissent terriblement dures et longues, alors qu'avec la même fatigue on marche encore convenablement sur le plat. Et si j'avais à recommencer Brest-Menton, je crois qu'à tout prendre je suivrais le même itinéraire.
Avant de terminer ce long récit, je tiendrai à citer à l'ordre du "Cyclo" mon ami Roger Coiffier qui, âgé de 19 ans, a pu mener à bien une randonnée de 1.500km en cinq jours. On pourrait certes me blâmer de l'avoir entraîné dans une aventure pareille à un âge où l'évolution physiologique n'est pas encore terminée. Mais Coiffier est un athlète d'une force peu commune, bien au-dessus de la moyenne des jeunes gens de son âge, et d'une résistance telle que notre randonnée n'a laissé aucune trace sur sa constitution.
Voilà donc entré dans l'histoire, le raid tant prôné par notre vieux Maître, Paul de Vivie. Je me faisais une fête de réaliser Brest-Menton pour lui faire plaisir, et lui montrer que les jeunes générations n'avaient pas oublié les traditions de l'Ecole Stéphanoise. Malheureusement, la mort a frappé trop tôt l'apôtre de la Randonnée, l'homme qui, par son exemple, avait su galvaniser les jeunes, ranimer leur feu sacré, élever leur idéal et les faire entreprendre des choses qu'ils n'auraient même pas envisagées.
Randonneurs, enfourchez vos machines et roulez en ligne droite à travers la France. Essayez Brest-Menton, battez notre temps, essayez Brest-Strasbourg, Dunkerque-Biarritz, les autres Diagonales de France, l'ombre du grand Maître tressaillira d'allégresse...

Georges GRILLOT



Les chiffres présentés sèchement ont quelquefois une éloquence digne d'éclipser les plus grandes phrases, les plus belles périodes.
L'autre soir, n'ayant rien à faire, je me suis livré à de petits calculs sur le raid Brest-Menton, en me basant sur le livre de bord du voyage.
J'ai trouvé que de l'extrême pointe de la Bretagne aux confins de la Riviera, les roues du tandem avaient fait environ 715.000 tours chacune, que la distance représentait, en prenant le braquet utilisé le plus souvent, 230.000 coups de pédales, que la petite poulie en duralumin du Cyclo avait fait plus de 1.000.000 de tours. De plus, l'éclairage ayant servi environ 500km, la roulette de la magnéto a dû tourner sur elle-même environ 12 millions de fois.
Si cela vous amuse, vous pouvez continuer !...



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