BREST
- MENTON :
Georges
GRILLOT et Roger COIFFIER
Départ
de Brest le 14 avril 1930 à 6h00
A mes bons amis, H. et Thérèse
Roumanille, qui contribuèrent, pour une large part, à la
réussite
de Brest-Menton.
Le rapide qui me ramenait d'Avignon venait de me jeter, à
moitié
endormi, sur le bitume de la gare de Lyon, par une brumeuse
matinée
de janvier dernier. J'avais passé là-bas trois jours
assez
mouvementés, les derniers en Provence, avant la classique
randonnée
pascale. Nous avions alors projeté avec Philippe Marre de
joindre
en une étape Bruxelles à Maillane, mais mon ami,
absorbé
par son travail, reculait de jour en jour la période de mise en
jambes
nécessaire à un tel raid.
Le moral évidemment bas, puisque je revenais de Provence avec
l'espoir
de n'y retourner que trois mois après, je remarquais, en
rentrant
chez moi, parmi le courrier arrivé durant mon absence, la
couverture
bleue du Cycliste.
Le Cycliste, c'était comme le Messie que nous attendions tous
les
deux mois avec impatience, parce qu'il nous apportait de Saint-Etienne
la
parole du Maître, cette parole, hélas ! que nous
n'entendrons
plus.
Avant même de me changer, de quitter les lourdes "ailes de
mouches",
je me mis à parcourir le Cycliste, à lire cet amusant et
spirituel
compte rendu de la sortie à la Trappe d'Aiguebelle, où
j'enrage
encore de n'être pas allé. Cet article terminé, mes
regards
se posèrent sur un titre évocateur : "De Bout en Bout". -
Quatre
mots qui devaient me faire peiner durant 120 heures quelques mois
après
!
En effet, dans cet article, Vélocio parlait de Brest-Menton,
à
la suite d'une lettre d'un de ses lecteurs lui demandant : "Quel est
celui
de vos randonneurs qui établira le premier record de la
traversée
de la France dans sa plus grande largeur ?"
Il n'en fallut pas davantage pour me plonger dans une longue
rêverie
où Bruxelles s'effaçait de l'horizon pour faire place
à
Brest et Maillane à Menton. Pourquoi, au fait, ne tenterais-je
pas
Brest-Menton ? Depuis longtemps le Maître parlait de cette
randonnée
et nous avait même conseillé de la réaliser l'an
dernier
après Paris-Aix.
Vite les cartes, la Michelin de l'Etat des routes et travaillons
l'itinéraire
: Brest, Quimper, Vannes, Nantes, Tours ... ce n'est pas la voie
directe,
mais qu'importe ! Je dis Tours, Montrichard, Vierzon, Bourges ... Tiens
!
si je passais par Clermont et Le Puy ? Attention, il y a la montagne et
la
montagne est une bien mauvaise farce en randonnée. Et puis, au
fait,
au lieu de travailler seul, je vais demander l'avis de Philippe Marre,
qui
est spécialiste des grands itinéraires. Il possède
une
importante collection de calepins où sont notés tous les
raids
passés et à venir. Brest-Menton doit bien avoir sa place.
Nous
pourrons ainsi résoudre le problème du Massif Central et
savoir
s'il est préférable d'emprunter la route d'hiver des
Alpes
ou la vallée du Rhône au commencement de laquelle je suis
à
peu près sûr de rencontrer le tandem Roumanille.
Voilà donc, grâce au Cycliste, le moral
sérieusement
remonté. La chose est décidée. Je tenterai
à
Pâques Brest-Menton. Marre, consulté peu après,
m'indique
un itinéraire, mais renonce à la randonnée pascale
faute
d'entraînement. Catastrophe ! Me voilà tout seul.
Heureusement
qu'il existe maintenant des jeunes décidés à tout,
le
coeur bien accroché, la volonté tenace : Marx et
Coiffier,
par exemple. Je m'adressai au dernier nommé parce que, lui
aussi,
voulait "faire quelque chose à Pâques", un petit quelque
chose
de 1.000 kilomètres : Luxembourg-Les Baux. Je n'eus guère
de
mal à le convaincre d'essayer mieux encore. Nous n'étions
jamais
montés à tandem ensemble; mais l'entraînement
commença
sans retard.
Le programme de cet entraînement était vaste. Nous devions
randonner
tous les dimanches, rouler des nuits entières, effectuer
Paris-Tours
et Paris-Saint-Etienne. Diverses circonstances nous
empêchèrent
de nous conformer au programme, notamment l'amour de la montagne. Tout
en
nous entraînant à rouler à tandem, nous allions,
chaque
dimanche, faire du rocher à Fontainebleau ou à Larchant,
le
Paris-Tours fut transformé en Paris-Bry-sur-Marne sous la pluie
et
le Paris-Saint-Etienne à tandem eut lieu avec cinquante
mètres
de corde et des piolets en Savoie !
En réfléchissant, et en me basant sur le Paris-Aix de
l'an
dernier, je m'aperçus que l'entraînement intensif avait
été
plutôt néfaste au raid de 1929 et puisqu'il n'y avait pas
moyen
de rouler beaucoup cette année, nous nous contenterions
d'acquérir
le coup de pédale sans lequel aucune équipe de tandem ne
peut
marcher comme il faut.
Au bout de trois ou quatre Paris-Larchant, tout marchait à
souhait.
Nous fîmes le brevet de la F.F.S.C. , qui fut, avant
Brest-Menton,
la plus grande distance parcourue ensemble à tandem, et qui nous
permit
d'effectuer nos premiers essais de relais à la direction.
Il n'y avait donc plus qu'à attendre 20h30, le samedi 12 avril,
heure
de départ du rapide de Brest. J'attendis si bien au courant
d'air
qu'une grippe soignée se déclara dix jours avant de
partir,
grippe qui fut dissimulée dans les règles de l'art, afin
d'éviter
aux âmes charitables le soin d'annoncer mon dégonflement !
Ventouses, infusions, sirops, etc... si bien qu'en une semaine je
fus
à peu près retapé, mais je dois avouer que je
n'étais
guère tranquille lorsque André de Boubers et Jean Marx
vinrent
sous la pluie nous mettre dans le train de Brest, le samedi soir 12
avril,
parce que je me sentais un peu faible et que je craignais le manque
d'entraînement.
Mais comme il y a un dieu pour les audacieux et comme sur le fanion du
Parpaillon
du tandem on a cousu plusieurs petites médailles, il n'y a
vraiment
aucune chance pour que nous échouions !...
Nous peinerons, nous souffrirons, s'il le faut nous mordrons nos
guidons,
mais nous réussirons ! ...
Tonnerre de Brest ! Il pleut.
La pluie, la terrible pluie, cet infâme crachin, la honte de la
Bretagne
et des pays du Nord nous accueille à la sortie de la gare. Je ne
connais
rien de plus triste que d'arriver un jour de pluie à Brest que
l'on
ne connaît pas, où tout respire la mélancolie, le
désœuvrement,
l'ennui, dans cette ville située à la pointe la plus
occidentale
de la France.
Après avoir remisé notre machine à l'hôtel,
nous
parcourons quelques rues de la ville avec le désenchantement de
marins
revenant de croisière et brusquement plongés dans un
dédale
de rues à l'horizon borné. La pluie fait rage et nous
force
souvent à nous abriter dans un établissement où
l'on
nous sert, la plupart du temps, un breuvage innommable baptisé
café.
Les matelots en ciré, les officiers en caban déambulent
mélancoliquement
sur le pavé brestois dont la boue projetée par les autos
constelle
les bas des Bretonnes court-vêtues. Nous voilà sur le
port,
près des bassins où quelques navires de guerre
s'ennuient,
voici en rade trois bâtiments de ligne, imposants et majestueux,
avec
leurs cinq cheminées, leurs tourelles, leurs canons, voici
également
un grain soigné nous contraignant à nous replier
promptement.
Aucune photographie n'est possible par ce temps de chien. Que faire
alors
à Brest quand on n'est ni officier ni matelot ? Nous adoptons la
solution
la plus sage, consistant à regagner l'hôtel, à
déjeuner
et à se coucher.
Ce qui fut dit fut fait. Bercés par la pluie cinglant les vitres
de
notre chambre, nous nous endormons comme des bienheureux ...
Le soir, après le dîner, nous écoutons encore la
conversation
de quelques pensionnaires et nous remontons nous coucher - la
dernière
fois avant le grand départ qui aura lieu demain lundi à 6
heures,
par n'importe quel temps.
Lundi 14 avril - La pluie n'a cessé de la nuit et arrose
toujours
la bonne ville de Brest que nous allons quitter avec un plaisir non
contenu.
Nous savons ce qui nous attend : le mauvais temps jusqu'aux confins du
Finistère,
peut-être même plus loin, aussi la consigne du bord
est-elle
de liquider la Bretagne dans le plus bref délai.
Un peu avant six heures, le tandem est sorti du garage, tandis que nous
endossons
notre tenue de mauvais temps. Je me souviendrai longtemps de ce
départ
de Brest, au petit jour blême, sous la pluie glaciale, à
travers
les pavés luisants et les rails des tramways. Il fallait, ce
matin-là,
être "gonflés à bloc" pour partir avec le ferme
espoir
de recevoir la douche céleste durant des heures et des heures et
d'atteindre
un but terriblement éloigné‚ pour le seul
amour de la
randonnée; car il est hors de doute que si nous avions
été
payés pour faire un "truc" pareil, nous serions restés
douillettement
dans nos lits.
Six heures du matin. Nous voilà partis pour la grande
randonnée.
Le tandem, piloté par Coiffier, a vite fait d'escalader les rues
en
pente de Brest et de gagner la grand'route qui, heureusement, est
goudronnée.
Nous pédalons allègrement, fidèles à la
consigne
: "Liquider la Bretagne dans le plus bref délai". La route est
on
ne peut plus accidentée. Les côtes succèdent aux
descentes
et les descentes aux côtes. Pas un centimètre de plat. Il
faudra
rouler encore 200 kilomètres avant d'en trouver.
Le ciel ne se dégage pas avec le jour, comme nous l'avions
espéré
un instant. La route se déroule rapidement, monotone,
désespérante
et luisante sous la pluie. Les roues du tandem commencent à
projeter
de l'eau un peu partout, nos pieds se mouillent, petit à petit,
ainsi
que nos jambes.
A 6 heures 45, nous traversons le pont sur l'Elorn à Landerneau
et
abandonnons la N.12 pour la N.170, qui nous conduira à Quimper.
Que dire du paysage ? Evidemment, pas grand'chose. De vastes
ondulations
sans aucun caractère d'originalité, de la grisaille
à
perte de vue et quelques fleurs de genêts pour l'égayer.
On
m'avait vanté la lande bretonne. J'avoue que ma déception
fut
rude, car la fameuse lande peut être comparée aux
étendues
soporifiques de la Beauce, de la Crau et autres Camargue. Certes les
quelques
églises entrevues au passage ne sont pas dénuées
de
pittoresque, pas plus d'ailleurs que les chapeaux à pans des
paysans,
quant aux originales coiffes des Bretonnes, nous en voyons pas mal
à
Paris, au bras des militaires ...
Donc, le paysage traversé n'est pas intéressant. Il
faudrait,
aux dires des supporters de la vieille Armorique, explorer les coins et
les
recoins de la côte, parcourir des routes très mauvaises,
la
plupart en cul-de-sac. Mais, pour la lande bretonne, laissez-moi rire !
Je
comptais trouver un site plein de charme comme les Causses de
Lozère,
par exemple, il n'en a rien été. Longuement Coiffier et
moi,
sur cette route interminable, nous avons évoqué les
fières
et nobles silhouettes de nos montagnes des grandes Alpes Blanches
auprès
desquelles rien ne peut exister. Où êtes-vous, grands cols
alpins,
Parpaillon, Izoard, Galibier, Allos ? où sont vos chemins pleins
de
charme, d'imprévu et de difficultés, qui m'ont cependant
paru
moins durs à parcourir que cette route à montagnes
russes,
escaladant une suite interminable d'infâmes taupinières
d'où
la vue est absolument nulle.
Toujours sous la pluie, nous traversons plusieurs villages encore
endormis,
avant d'arriver au Faou où nous pouvons déjeuner
prestement.
La route pendant quelques kilomètres est presque pittoresque.
S'insinuant
entre deux petits coteaux, elle descend longuement; malheureusement,
elle
est dans un état médiocre et nous force à ralentir
considérablement.
Cela ne dure pas : nous retrouvons le goudron bien avant
Châteaulin
où nous arrivons à 8h45.
C'est à mon tour de diriger le tandem. A peine avions-nous
quitté
la ville, qu'une averse épouvantable nous assaille et dure un
long
moment. La roue avant soulève une superbe colonne d'eau que la
vitesse
me renvoie à la figure. Charmante promenade ! et qui promet de
durer.
Le moral baisse, si j'ose dire, à vue d’œil. Jamais
au cours de mes
randonnées je n'ai trouvé un temps aussi
défavorable.
Je songe que si la pluie ne se calme pas, la nuit sera terrible.
J'entrevois
déjà l'échec de Brest-Menton, la déception
de
nos amis et aussi la nôtre, car cet été si nous
échouons
il nous sera impossible de recommencer Brest-Menton en raison des
courses
prévues en montagne.
Mais, en y réfléchissant bien, la route n'est pas
impossible
à vaincre. C'est une simple question de volonté.
Qu'est-ce
donc au fait qu'une journée de pluie, une route dure, à
côté
d'une avalanche en montagne, d'un rocher verglacé, d'une
tempête
de neige ? La route est bien débonnaire malgré ses
embûches
si on la compare à la montagne dont les colères sont
terribles
et durant lesquelles personne ne peut passer. Tandis que sur la route,
en
s'accrochant, en luttant, on peut toujours vaincre.
Quelques kilomètres avant Quimperlé, après un
ravitaillement
à Quimper et un relais de direction à Rosporden,
nous
essuyons un ouragan de grêle d'une violence inouïe. En cent
mètres,
le tandem est arrêté et abandonné à son
triste
sort, pendant que nous allons nous abriter sous des broussailles, de
l'autre
côté de la route.
Nous sommes à Quimperlé (140 km) à 12h15. Nous
déjeunons
là en vitesse pendant que la pluie tombe sans arrêt.
Au cours de cette randonnée de cinq jours, à part deux ou
trois
repas, nous n'avons vécu exclusivement que d'omelettes, de
confitures,
de café au lait et d'eau de Vichy. Ce régime fut
satisfaisant
puisqu'il nous a permis de mener à bien notre voyage, sans
souffrir
de l'estomac. Atout considérable dans ce "grand jeu".
Nous n'avons jamais éprouvé de défaillances
causées
par la faim, ce qui tend à démontrer que la viande en
randonnée
n'est pas un aliment obligatoire et que le régime du repas
léger
et répété est encore le meilleur.
La route que nous empruntons n'est ni mieux, ni plus mal que celle de
ce
matin. Allons du courage, la Bretagne va bientôt
disparaître
du programme pour faire place aux bords de la Loire, autres lieux
monotones,
mais Jean Marx sera là et nous oublierons le paysage.
Nous voici à Lorient où les pavés et les rails
font
rage. A la sortie de la ville, la route remonte un peu vers le Nord, ce
qui
nous vaut un vent debout assez violent. Il nous gênera
jusqu'à
Hennebont.
A 15h30, nous arrivons à Auray (200 km). Nous avons
effectué
cette distance en 9h30 ce qui constitue - sans fausse modestie - une
performance
honorable si l'on veut bien prendre la peine de considérer que
depuis
ce matin nous luttons contre le mauvais temps et que la route que nous
parcourons
est très accidentée.
Je trouve à Auray une lettre de Maillane m'annonçant
notamment
que le mistral ne souffle pas encore dans la Vallée du
Rhône.
J'ai toujours aimé en voyage recevoir des lettres des amis. Cela
cause
sur le moral un effet salutaire, surtout quand celui-ci est atteint
comme
était le nôtre à Auray. C'est pourquoi les trois
télégrammes
expédiés aux amis, tout en restant laconiques, furent
moins
désespérés.
Sans nous arrêter, nous passons à Vannes, Muzillac et
arrivons
au magnifique pont de la Roche-Bernard, le premier endroit
intéressant
et agréable depuis le départ de Brest. Malheureusement le
temps
trop noir nous empêche de prendre des photos.
L'Hôtel de l'Espérance nous offre un dîner
pantagruélique
qui est le bienvenu après une journée pareille, mais en
sortant
pour aller jeter quelques cartes à la poste, je suis saisi
par
un frisson extraordinaire, m'obligeant à rentrer en claquant des
dents.
Le Raid va-t-il se terminer à la Roche-Bernard ? Voilà la
question
qui m'a hanté quelques instants.
Croyant à un retour intempestif de ma grippe de la semaine
dernière,
je me couvre de mes deux chandails, de mon imperméable, et je
passe
à l'arrière du tandem lorsque nous repartons à
20h30
à la nuit tombante.
La route, heureusement, n'est plus accidentée et la pluie a
cessé.
Je ne suis, néanmoins, guère rassuré quant
à
mon état physiologique. Je crains à tout moment
l'effondrement
complet, sans rémission. Quelle idée de s'embarquer dans
une
aventure pareille, la peau encore marquée des disques violets
des
ventouses!
Les kilomètres s'ajoutent aux kilomètres et mon
état
général s'améliore nettement. Je quitte même
mon
imperméable et profite de l'arrêt pour oublier mes gants,
ce
qui nous vaut de virer de bord et de parcourir un kilomètre en
sus
du programme ! Comme si Menton n'était pas assez
éloigné
de Brest !
La N.165 n'a pas l'air extrêmement pittoresque. Nous
n'éprouvons
aucun déplaisir à la parcourir de nuit.
A 23h30, nous entrons dans Nantes. Nous avons la déception de ne
pas
trouver un seul café ouvert. Fermer à 23h, quelle
abomination.
Messieurs, pour un bistrot ! Nous perdons un temps précieux
à
chercher la gare où le buffet est à même de nous
restaurer.
Nous y restons un bon moment, trop bon même et nous sommes assez
raides
lorsqu'il faut repartir, évoluer au milieu des pavés, des
rails,
des rues obscures, pour trouver la route d'Angers.
La cadence est tout ce qu'il y a de lent. Je sens que le tandem
n'avance
plus et décide qu'au premier endroit propice, nous nous
arrêterons
pour nous reposer un peu.
Nous parcourons environ 25 kilomètres à petite allure,
quand
un hangar se présente sur la droite. Nous y entrons et nous
mettons
en demeure de dévorer une moitié de poulet rôti
achetée
à la Roche-Bernard, des oranges, des bananes, etc... Nous
perdons
là près de deux heures bien inutilement.
Il est facile de dire : " Il ne faut jamais s'arrêter la nuit".
Je
suis assez expérimenté en la matière pour
connaître
toute la valeur de cet axiome, mais il arrive un moment où
l'abrutissement
(je dis bien : l'abrutissement ...) arrive à dominer les
réflexes
et à causer aux randonneurs des préjudices
considérables.
A force de parcourir des kilomètres sans intérêt,
l'esprit
s'endort, le cerveau ne réagit plus, l'homme n'est plus qu'une
loque
obéissant à je ne sais quoi; à un instinct
peut-être,
qui le fait se coucher comme une bête parce qu'il n'en peut plus.
C'est là que le cyclotourisme devient une école
d'énergie
parce que seule l'énergie peut sauver le cyclotouriste en
détresse.
Il a en lui toutes les ressources physiologiques pour vaincre la
défaillance.
Il ne lui manque que l'étincelle pour les mettre en action.
Si j'avais à recommencer un raid de l'envergure de Brest-Menton
-
que Dieu m'en préserve ! - je ne dépenserais pas
inutilement
en roulant une nuit des forces susceptibles d'être
utilisées
par la suite, et je suis persuadé que si à Nantes nous
nous
étions arrêtés carrément quatre heures, afin
de
dormir dans un lit, nous ne serions pas arrivés plus tard le
lendemain
à Vierzon et certainement moins fatigués. Mais, comme
dans
chaque branche de l'activité humaine c'est à ses
dépens
que l'on apprend à vivre, c'est en faisant Brest-Menton que l'on
apprend
à faire Brest-Menton.
Pour ma part, cette expérience acquise ne me servira plus car
j'ai
fermement l'intention d'en rester là et de considérer
Brest-Menton
comme le point final - si j'ose m'exprimer ainsi - de ma
carrière
de randonneur ....
Le départ du "hangar fatal" a lieu pédestrement, parce
que
nous sommes gelés et à moitié endormis. Lorsque
nous
remontons sur le tandem l'allure n'est guère plus vive
qu'à
la sortie de Nantes. Nous avons hâte de trouver un café
ouvert
afin d'absorber un liquide chaud et de manger, car le poulet rôti
de
la Roche-Bernard n'est plus qu'un vague souvenir.
Peut-être à Varades, peut-être à
Champtocé
- le livre de bord est muet et je n'avais pas de carte - nous trouvons
ce
qu'il nous faut pour déjeuner copieusement, avant d'affronter
une
succession de raidillons terribles qui doivent se succéder
jusqu'à
Angers. Nous entrons dans cette ville aux environs de 8 heures du
matin,
le mardi, c'est dire que nous avons rampé depuis Nantes, mais
avec
le jour et le plaisir de retrouver Jean Marx, le moral s'est
sérieusement
relevé, ainsi que l'espoir d'arriver au but. Cela va si bien que
nous
prenons la peine de sortir le Voigtlander et de tirer quelques photos -
oh!
sans grand intérêt - qui nous rappelleront toujours cette
randonnée
pascale, placée sous le signe du mauvais temps.
Il ne pleut pas, heureusement, mais le ciel est lourd de cumulo-nimbus
et
un vent violent de côté souffle
désagréablement.
Comme pour la lande bretonne, il est absolument nécessaire de
mettre
beaucoup de bonne volonté pour trouver du charme aux bords de la
Loire.
La route longe le fleuve aux eaux jaunes et limoneuses, traverse
quelques
villages : La Bohalle, St-Mathurin, Les Rosiers, qui paraissent
sommeiller
comme cette triste Loire.
Douze kilomètres avant Saumur, un cycliste à l'horizon,
et
quel cycliste : Jean Marx, qui a passé une nuit dans un train
pour
venir nous accompagner. Ah! le brave ami! Si nous ne l'embrassons pas,
le
coeur y est ! Jean, c'est un type extraordinaire, toujours
décidé,
que l'on parte à Villeneuve-St-Georges ou au Mont-Blanc à
vélo,
à tandem ou par le train. Du moment que l'on quitte Paris, il
est
toujours de la fête, même quand il s'agit de tentatives
hasardeuses
en haute montagne, où l'on risque de se casser la figure.
De nous savoir passer si près de Paris tracassait ce brave ami,
si
bien qu'un jour, peu avant le départ, il vint me trouver pour me
dire
: " J'irai vous chercher sur les bords de la Loire."
Ah! qu'il fait bon vivre, entouré d'amis de cette trempe,
presque
des frères, toujours prêts à rendre service,
toujours
d'humeur égale, et qui vous font oublier les vilenies de ce
monde.
Depuis l'arrivée de Jean, l'allure s'est nettement
accélérée
et nous ne tardons pas à arriver à Saumur, où nous
déjeunons
gaiement tous les trois.
Toutes les fatigues, tous les ennuis sont oubliés. Longuement
nous
parlons des amis de Paris, quittés il y a seulement trois jours,
trois
jours qui me paraissent trois mois !
Confortablement restaurés, nous repartons lentement sur les
bords
de cette Loire, que je voudrais voir aux quatre cent diables. Autant
j'aime
ce fleuve dans sa haute vallée, autant il m'indiffère
ici,
coulant sans force, d'une façon bébête, entre deux
rives
trop vertes. Où es-tu donc vieux Rhône aux flots
impétueux
? Où est donc ta vallée pleine de caractère et de
bien
chers souvenirs ?
Nous arrivons à Langeais - à je ne sais plus quelle heure
-
où nous remarquons et photographions un château tout
différent
des autres : les châteaux de la Loire, mornes bâtisses
blanches,
trop souvent identiques et trop fréquentées par la foule
des
autocaristes, qui n'ont jamais rien vu.
Après avoir parcouru quelques kilomètres, Tours est enfin
en
vue. Tours, la fameuse ville du sergent de la Rochelle, le héros
d'une
bonne histoire qui amuse actuellement certain milieu cyclotouristique !
Nous entrons en ville vers 15h30, pilotés par Marx, presque
l'enfant
du pays. Après nous avoir signalé le danger des rails
à
la sortie du pont, notre ami ramasse une solide bûche sur ces
mêmes
rails, vérifiant ainsi son assertion !
Nous restons un bon moment dans un grand café de la ville,
à
consommer force chocolats et brioches. Une lettre de Maillane me
confirme
que l'on nous attendra jeudi à Vienne. Le temps coule
rapidement,
et nous nous mettons en route. Nous laissons la N.76 pour emprunter un
chemin
longeant la Loire pendant une douzaine de kilomètres et revenant
sur
la Nationale à la croix, par Saint-Martin-de-Beau.
Jean Marx nous quitte. Il aurait bien voulu nous accompagner plus
longtemps
mais il doit dans trois jours prendre à Paris le départ
du
raid des Baux, c'est dire qu'il lui faut éviter une seconde nuit
blanche.
Les adieux, comme tous les adieux qui se respectent, sont tristes. Nous
ne
reverrons notre ami qu'à Avignon, samedi prochain, après
le
raid...
Nous continuons donc seuls jusqu'à Chenonceaux, où nous
émettons
la prétention de photographier le château. L'heure est
passée,
paraît-il, et nous devons retourner sans faire ce que nous
voulions.
Pour comble de bonheur, notre pneu arrière crève sur un
silex,
à quelques mètres du Parc. Je vous laisse supposer
à
quels dieux et à quels tonnerres infernaux furent voués
les
châteaux dits de la Loire!
Heureusement qu'à quelques kilomètres de là nous
rencontrons
un cyclotouriste en train de réparer lui aussi. C'est Géo
Bimbenet,
l'illustre randonneur, le concurrent perpétuel à la Poly.
Tout
le monde le connaît, de réputation au moins, et tout le
monde
sait qu'il est toujours prêt à rendre service. C'est
pourquoi,
aujourd'hui, il est venu de Contres à Tours pour nous retrouver.
Nous dînons à Montrichard et nous nous quittons au
carrefour
de la route de Contres, non sans que Géo Bimbenet m'ait remis
une
fiole de liquide, à boire, paraît-il, après le
café,
ou en cas de coup de pompe !
Nous avons l'intention de nous arrêter ce soir à Vierzon,
quelques
heures seulement, car nous n'avons pas dormi depuis Brest et je sais
par
expérience que deux nuits consécutives sur la route
produisent
de sérieuses perturbations dans la marche d'un tandem. C'est la
tactique
employée d'ailleurs par les Audax 1.000km, qui prévoient
un
arrêt de quatre heures au cours de la deuxième nuit.
Il reste encore 70 kilomètres avant d'arriver à Vierzon,
malheureusement
la route laisse à désirer et devient épouvantable
aux
environs de Villefranche-sur-Cher. Il fait nuit et par-dessus le
marché
Coiffier commence à dormir sur le tandem.
J'ai passé entre Villefranche et Vierzon comme entre Nice et
Menton
les moments les plus durs du raid, je dirai presque de ma vie de
cyclotouriste.
Cahoté, désemparé, le tandem rampe à dix
à
l'heure. Coiffier, à moitié endormi, ne réagit
plus,
et si moi-même résiste au sommeil, je suis las, presque
à
bout de forces. L'instant est tragique. Je sens que si cela continue,
nous
allons verser dans un fossé et Brest-Menton en restera
là.
A cette pensée, mon sang ne fait qu'un tour et je me cramponne
résolument
au guidon.
La marche à pied alterne avec le tandem. Elle réveille un
peu
Coiffier, mais ne me délasse guère. Le sommeil m'envahit
petit
à petit, je fume cigarette sur cigarette pour tenter de le
chasser,
car il est certain que si je venais à m'endormir à ce
moment
critique, le raid sombrerait à jamais.
Nous franchissons deux passages à niveau fermés, à
peine
signalés, sans que la situation ne change. La nuit est d'un noir
d'encre
et la route est toujours aussi mauvaise. Soudain, une dizaine de
kilomètres
environ avant Vierzon, le goudron apparaît. J'absorbe en vitesse
quelques
gorgées de la fiole de Bimbenet et nous repartons... pas pour
longtemps...
Je sens ma tête tourner, la direction flotter, j'arrête
immédiatement
le tandem. Cet étourdissement ne dure que quelques minutes et
semble
provenir de la quantité de liquide absorbé tout à
l'heure.
Coiffier qui, heureusement, a récupéré, prend la
direction
et amène le tandem à Vierzon, vers une heure et demie du
matin.
Après avoir frappé à un ou deux hôtels,
devant
la gare, j'en trouve heureusement un qui consent à nous
recevoir.
A deux heures nous nous couchons, heureux d'être arrivés.
La
première manche est gagnée, il s'agit maintenant de bien
profiter
des cinq heures de repos généreusement octroyées !
Voilà donc effectuée la première partie de
l'itinéraire,
soit près de sept cents kilomètres. Le temps
réalisé
sur cette distance n'a rien d'extraordinaire, mais il est bon de
considérer
qu'il reste encore plus de huit cents kilomètres à
parcourir
et que nous avons essuyé la pluie et la tempête durant de
longues
heures. Cette tempête fut d'ailleurs relatée en son temps
dans
les journaux et inquiéta fortement nos amis de Paris.
Nous sommes donc heureux d'être venus à bout des
éléments
déchaînés contre nous et d'avoir pu rallier Vierzon
dans
ces conditions aussi peu favorables.
Mais comme je le disais plus haut, sur la route, une seule
qualité
prime toutes les autres : la volonté. Point n'est besoin, comme
en
montagne, d'être un virtuose pour forcer certains passages
difficiles.
Il suffit de s'accrocher, de résister par la volonté au
sommeil
et à la fatigue. On pourra, comme certains esprits chagrins,
critiquer
la randonnée - et pour cause ! - elle ne constitue pas moins une
belle
école d'énergie.
Après un réveil assez difficile - cinq heures de sommeil
pour
quarante-quatre heures d'effort ! - nous quittons Vierzon à
petite
allure par la N.76 que je connais bien. Ce fut elle qui vit passer
notre
premier voyage à tandem à Ph. Marre et moi.
Ce matin, la cadence ne va pas du tout : il me semble, étant
à
la direction, que la route est dure. Nous n'en couvrons pas moins les
32
kilomètres qui nous séparent de Bourges à 26 de
moyenne.
Un arrêt dans cette ville s'impose, car notre pauvre tandem,
ayant
essuyé tant de pluie en Bretagne, grince à perdre
haleine.
Un sérieux graissage et la machine reprend la route
allègrement
et silencieusement.
L'allure n'a rien de brillant; elle ne le sera guère toute cette
journée,
si ce n'est que sur la fin du parcours. Nous traversons de longues
étendues
cultivées, légèrement vallonnées, où
nous
nous ennuyons quelque peu.
Les villages sont rares, le paysage ne change guère. Nous voyons
arriver
Sancoins avec plaisir. La foire sévit à Sancoins, gros
bourg
du Cher, c'est dire que nous parcourons le village au ralenti, au
milieu
d'une foule de paysans, de bestiaux, de charrettes, etc. Comme il n'est
pas
loin de midi nous nous arrêtons dans un hôtel où
l'on
nous sert rapidement ce que nous demandons.
Parlez-moi au moins du centre de la France pour bien manger. Sans
être
un gastronome comme mon "presque-pays" Brillat-Savarin, j'aime la
franche
et bonne cuisine de mon pays dont celle du Cher est sœur, si l'on
peut s'exprimer
ainsi. En randonnée, il importe de manger avec appétit si
l'on
veut éviter la fatale défaillance et quand - en Bretagne
par
exemple - je voyais arriver des plats douteux et le beurre salé,
cela
ne m'enchantait guère ! On me rétorquera qu'en camping je
pourrais
manger ce qui me plairait - et ce sous toutes les latitudes - je
répondrai
que le camping, si agréable soit-il, est absolument incompatible
avec
la randonnée pour la bonne raison qu'il exige un attirail pesant
un
poids effroyable. De plus, j'ai une sainte horreur de faire la cuisine,
et
si un jour vous me voyez en camping - on m'a déjà vu - je
ne
cacherai pas que c'est un camarade ou une dame obligeante, qui se
chargent
de tout.
Fermons cette parenthèse gastronomico-cyclotouriste et reprenons
notre
voyage là où nous l'avons laissé : à
l'hôtel
de Sancoins, si je ne m'abuse.
Après un bon moment de repos, nous quittons Sancoins en dedans
de
notre action - comme diraient les chroniqueurs sportifs - en direction
de
l'Allier, que nous ne tardons pas à traverser sur un pont
suspendu,
peu avant d'arriver à Saint-Pierre-le-Moûtier, où
nous
retrouvons cette vieille connaissance de N.7., dont je me flatte de
connaître
tous les tournants, de Paris à la frontière italienne.
Saint-Pierre-le-Moûtier, un pays qui ne vous dit rien amis
lecteurs,
mais qui est plein de souvenirs de voyages pour Ph. Marre et moi,
souvenirs
remontant à l'époque du tourisme à bicyclette sur
l'antique
vélo Tour de France! A partir de là, je suis en pays
connu,
et malgré la monotonie de la route, je ne m'ennuie pas, parce
que
je songe aux voyages passés, ayant emprunté cette N7.
Le ciel est toujours très couvert et peu engageant. Nous nous
arrêtons
quelques minutes au monument aux Morts du dirigeable
"République"
pour prendre une photographie de ce curieux mémorial.
Nous ne tardons pas à arriver à Moulins où nous
cassons
la croûte vers trois heures et demie. La N.7. après cette
ville,
n'est guère plus intéressante que celles dont nous avons
suivi
le fil depuis Brest, mais nous avons la consolation de penser
qu'à
partir de Varennes-sur-Allier, nous allons traverser une région
de
montagnes de moyenne altitude qui rompra la monotonie du voyage.
En effet, la route, jusqu'ici désespérément plate,
commence
à grimper, puis à descendre, pour prendre la proportion
d'un
véritable toboggan aux environs de Saint-Gérand-le-Puy.
Le
tandem plonge dans les descentes, escalade en vitesse les
remontées
et nous amène à Saint-Gérand, bien avant l'heure
prévue.
L'an dernier, cette route était dans un état lamentable,
tellement
lamentable que des voitures n'y passaient plus. Je n'oublierai jamais
notre
calvaire lorsque nous arrivîmes, Marre et moi, dans ce chaos au
cours
de l'étape Paris-Aix-en-Provence.
Aujourd'hui, la N.7. est entièrement refaite et c'est un
véritable
plaisir de la parcourir, d'autant plus que les Monts de la Madeleine,
sur
notre droite, sont encore blancs de neige.
Nous dînons à La Palisse sans nous attarder, car nos amis
des
Cyclotouristes Roannais sont prévenus de notre arrivée et
nous
attendront certainement. Une longue côte se présente
dès
la sortie de la ville. Nous la grimpons facilement à la nuit
tombante
avant d'attaquer la belle descente de Saint-Martin-d'Estréaux.
Comme je connais la région et qu'il fait maintenant nuit
noire,
je passe à l'avant du tandem, me proposant de mener cette
descente
tambour battant. Je sais que la route est bonne, que les virages sont
faciles
et relevés, donc nous allons pouvoir rouler rapidement. Au bout
d'un
kilomètre le phare se met à éclairer davantage.
Présumant
de l'arrêt du feu rouge, nous mettons pied à terre.
Après
un quart d'heure de recherches, de tâtonnements, il consent
à
remarcher. Ce que j'ai fait pour obtenir un tel résultat ne me
le
demandez pas, vous savez comme moi à quels caprices est sujette
l'électricité!
Enfin nous repartons, traversons La Pacaudière,
Saint-Germain-l'Espinasse
et nous descendons vers Roanne sur une route aussi bosselée que
l'an
dernier.
En entrant en ville, nous rencontrons Lucien Clairet, qui nous
mène
au siège de la Société où de nombreux amis
nous
attendent. Il est vingt-deux heures et nous sommes à 900 km de
Brest.
Nous serions bien restés jusqu'à trois heures du matin
à
converser avec les cyclotouristes roannais, à parler montagne
avec
Gaston Roudillon, mais la prudence nous oblige à nous reposer.
Plus
nous resterons en si bonne compagnie, moins il nous faudra dormir, car
le
départ est irrévocablement fixé à 4 heures
si
nous voulons atteindre demain Maillane, à 330 km de Roanne.
Après avoir battu un ban en l'honneur du mariage de Paul
Treille,
le président, nous nous retirons à 11h30. Que tous nos
amis
roannais trouvent ici nos remerciements, pour la réception si
charmante
et si cordiale qu'ils ont organisée pour nous ce soir-là.
Couchés à 23h30, nous nous levons à 3 heures et
demie
du matin, les jambes encore plus raides qu'à Vierzon, le moral
par
contre gonflé à bloc : c'est que dans quelques heures,
nous
allons retrouver à Vienne le tandem Roumanille, "monté
à
notre avance" comme on dit là-bas.
Dès la sortie de notre hôtel la pluie nous prend, une
petite
pluie fine et glaciale, tout à fait ce qu'il faut pour me
remettre
un genou grippé depuis la triste Bretagne.
Il fait encore nuit. La pluie tombe lentement. On n'entend que le
clapotis
de l'eau lorsque le tandem traverse une flaque. La route jusqu'au lieu
dit
L'Hôpital est plate comme la main, mais après le carrefour
de
la route de Saint-Etienne elle commence lentement à monter. Nous
étouffons
littéralement sous nos imperméables, que nous quittons
d'ailleurs
peu après. Le jour se lève lentement sur les Monts du
Lyonnais
où les nuages courent comme sur les grands sommets alpins un
jour
de tempête. La pluie décidément, sera le signe de
notre
randonnée, et nous pouvons dire que sans elle nous aurions
gagné
un temps appréciable.
Cette côte du Pin-Bouchin est décidément
interminable.
Elle sera pourtant moins pénible que la descente sur Tarare
où
Coiffier arrive - étant à l'avant - trempé des
pieds
à la tête et gelé par-dessus le marché.
Partis de Roanne avec un malheureux café et deux "pôvres"
croissants
dans l'estomac, nous menaçons de dévaliser Tarare en
brioches
et chocolat tellement nous avons faim ! Lorsque nous repartons, la
pluie
tombe de plus en plus. Ayant prévenu de Moulins que nous serions
à
Vienne à 9 heures, je m'aperçois que nous ne pourrons
jamais
arriver à l'heure H. La route est très accidentée.
Le
tandem, dans les descentes effectuées à toute vitesse,
soulève
de véritables gerbes d'eau que j'encaisse sans sourciller. La
pluie
devient d'une telle violence à Tassin que nous devons nous
abriter
quelques instants. Au lieu de traverser Lyon, nous évitons la
ville
en prenant le G.C. 13 bis, dont j'ai parlé ici-même assez
souvent.
A Brignais, nous nous ravitaillons rapidement, passons Givors de
même
et arrivons à Vienne bien après l'heure fixée. Nos
amis
sont partis devant, tout doucement, et nous préviennent, par une
inscription,
sur le mur de la gare où avait lieu le rendez-vous. L'estomac
creux
nous repartons, grimpons une côte assez longue, et nous
rejoignons
à une dizaine de kilomètres de Vienne H. Roumanille et sa
nièce
Thérèse qui nous attendaient tranquillement à
l'ombre
d'une borne Michelin!
Quel plaisir tout de même que de retrouver dans la vallée
du
Rhône de si bons amis qui n'ont pas hésité à
se
déplacer de Maillane pour nous accompagner. Avant de nous
attendre,
ils avaient rendu une pieuse visite à la tombe de Vélocio
à
Loyasse.
Je ne vous présenterai pas Thérèse Roumanille et
son
oncle. Vous savez que ce sont d'excellents cyclotouristes de Maillane,
qu'ils
ont été les premiers à escalader le Ventoux par
Malaucène,
etc.
D'un seul coup la fatigue est balayée, les ennuis sont
oubliés,
la conversation est engagée pour 230 km et ne cessera
qu'à
Maillane. Il paraît, d'après Thérèse, que
nous
n'avons pas l'air fatigué. Nous enregistrons cette
déclaration
avec plaisir, car elle nous fait espérer le succès du
raid.
Longuement nous parlons aussi de l'infortuné Vélocio, de
notre
pauvre Maître si tragiquement disparu et dont la perte causera un
tort
énorme au cyclotourisme. Nous commençons hélas
à
nous en apercevoir... Cette vallée du Rhône est bien la
route
du Maître. C'est là qu'il se plaisait à rouler, au
cours
de formidables randonnées qu'il menait à bien
malgré
son âge. Que le nom de Paul de Vivie demeure longtemps
gravé
dans le cœur des cyclotouristes, et que ceux-ci n'oublient jamais
celui qui
vulgarisa par la parole, la plume et les actes le tourisme à
bicyclette.
Cyclotouristes, souvenez-vous que la Vallée du Rhône
était
la route du Maître, souvenez-vous de lui lorsque vous la
parcourez
en vous répétant : "Je suis la route de Vivie".
Les kilomètres passent sans que nous nous en apercevions
tellement
la conversation est soutenue. Nous arrivons à Saint-Vallier
où
nous prenons le café.
La gare de Saint-Vallier est particulièrement connue des
cyclotouristes.
C'est en effet pour cette localité que l'on prend le train en
Provence,
lorsque l'on monte à Saint-Etienne et que le mistral souffle.
Vélocio
lui-même ne dédaignait pas le grand frère dans la
Vallée
du Rhône, lorsqu'il y avait impossibilité de la remonter.
Tout
le monde connaît le mistral, ce fameux vent du Nord qui balaie
littéralement
la vallée du Rhône. Il faut une forte dose
d'énergie
pour arriver à le vaincre, et le mieux lorsqu'il est
déchaîné
est encore d'emprunter la voie ferrée.
Aujourd'hui, le mistral ne souffle guère, mais le peu d'ardeur
qu'il
met à la besogne nous aide néanmoins.
A la sortie de Saint-Vallier, une rafale nous prend de face et nous
fait
croire au vent du Sud. Heureusement pour Brest-Menton, il n'en sera
rien.
Le pneu arrière du tandem se dégonfle petit à
petit
depuis ce matin. Comme nous ne sommes pas trop en retard, nous en
profitons
pour boucher le trou imperceptible. Cette crevaison sera la seconde et
la
dernière du voyage. Qui donc disait que les pneus
façon-main
ne tenaient pas le coup?
A mesure que nous descendons la vallée du Rhône,
j'égrène
le chapelet des souvenirs de voyage passés, notamment celui de
la
recherche de ma pipe, perdue par une sombre nuit de l'été
dernier,
en compagnie de Thérèse et son oncle, en revenant de la
Journée
Vélocio. Je ris encore en y pensant ! Voici Tain-l'Hermitage, le
Pont
de l'Isère et enfin... la pluie en arrivant à Valence.
Valence, encore une ville pleine de souvenirs, où le
Maître
avait coutume de retrouver ses disciples, sur une placette devant la
gare.
Nous nous y dirigeons et nous installons au "Bistrot fatal" devant de
confortables
chocolats. Il est environ 15h30. Un beau soir du mois d'août
dernier,
avec les mêmes personnages sauf Coiffier, nous étions
attablés
à la même place et servis par le même garçon
(je
suis très physionomiste). Ce petit épisode, après
tant
d'autres depuis Vienne, me remonte le moral à une altitude
considérable.
Cela va si bien que je refuserais tout net à cet instant, la
place
du président de la République, si on me l'offrait !
Tout ceci pour démontrer qu'en randonnée le moral joue un
rôle
capital. La descente de la Vallée du Rhône, après
1.000
kilomètres de dures routes, aurait pu être
désastreuse
sans la présence du tandem Roumanille. Que vouliez-vous que je
raconte
à Coiffier depuis si longtemps que nous étions ensemble.
Tous
les sujets de conversation étaient épuisés. Il
aurait
fallu rouler silencieusement et certainement essuyer une série
de
"coups de pompe" comme l'an dernier dans Paris-Aix. Cette année,
rien
de tout cela, la présence de nos amis suffisant à nous
réconforter
et une route connue comme ma poche, sur laquelle je puis raconter un
certain
nombre d'histoires de voyages. Pas une seule fois, au cours des 230
kilomètres
parcourus dans la Vallée nous eûmes l'impression de
pousser,
de rencontrer une difficulté quelconque, malgré les
kilomètres
totalisés depuis Brest.
Au nom de Coiffier et au mien propre, je remercie donc ici-même,
nos
bons amis H. et Thérèse Roumanille qui vinrent nous
chercher
au bon moment, et nous aidèrent à passer sans nous en
apercevoir,
le point névralgique du raid et contribuèrent par
la-même
à sa réussite.
Voilà déjà Montélimar et déjà
la
côte de Donzère qui me semble autrement moins
pénible
que l'an dernier. Nous dégringolons l'autre versant à
toute
vitesse, traversons le village et nous arrêtons à
Pierrelatte
pour dîner.
Le tandem de M. H. Roumanille recèle en ses flancs une
collection
prodigieuse de pots de confiture. Il y en a pour tous les goûts,
en
quantité industrielle. Et si j'ai quelquefois blagué le
tandem
de mes amis, je dois faire immédiatement mon "mea culpa" parce
que
je n'ai pas été le dernier à "taper" dans les pots
de
confiture. On a beau dire qu'il n'est pire ennemi que le poids et ne
jamais
en avoir sur sa machine, on est bien content, quelquefois, de profiter
de
celui du voisin, surtout lorsqu'il se traduit de cette manière !
Nous serions bien restés là un bon moment encore si le
devoir
ne nous avait pas appelés sur la route. Nous partons donc
à
la nuit tombante et recommençons à grignoter des
kilomètres.
Lapalud, Mondragon, Mornas, rien à signaler, les deux tandems
roulent
côte à côte à bonne allure, sans le moindre
incident.
La nuit est magnifique, une belle nuit de Provence comme il n'en existe
pas
à Paris, et encore moins en Bretagne !
Nous arrivons à Orange vers dix heures du soir. Nous nous
arrêtons
dans un café où, paraît-il, Coiffier, A. de Boubers
et
Marre en août dernier contraignirent l'établissement
à
fermer à une heure impossible... pour les lecteurs de
"Cyclo-Sport".
C'est en effet d'Orange que partit le compte-rendu de Ph. Marre sur la
Semaine
d'Ardèche.
La température, toujours aussi douce, nous laisse
présager
le beau temps jusqu'à la fin du voyage. Dans la nuit,
Thérèse,
de l'arrière de son tandem, nous fait une démonstration
d'éclairage,
en allumant plusieurs ampoules placées devant elle et
destinées
à empêcher de griller celle du phare avant. De quoi faire
pâlir
Albert Dhommée lui-même.
Voici les rails du tramway de Sorgues et les lumières d'Avignon.
Nous
évitons la ville par de savants détours par delà
les
remparts et nous arrivons sur la route de Tarascon. Au bout de quelques
kilomètres
un feu est signalé venant à notre rencontre. C'est celui
du
tandem de MM. Boyer et Genin, deux amis avignonnais devant nous
accompagner
demain, après Maillane.
Encore une rencontre comme on aimerait en faire à chaque
tournant
de route. Par des chemins à moi aussi familiers que ceux des
environs
de Paris, les trois tandems gagnent Maillane où ils arrivent
vers
une heure du matin.
Je n'ai plus besoin maintenant d'insister sur le compte de Maillane,
tout
le monde sait où se trouve ce charmant village provençal
qui
vit cette année à Pâques une affluence de
cyclotouristes
considérable, à l'occasion du Meeting des Baux. C'est
à
Maillane que nous reposerons cette nuit avant de repartir pour la
dernière
étape, vers Menton.
Thérèse infatigable, à peine descendue de machine,
se
met en demeure de nous servir un bon repas, tandis que la conversation
roule
de sujet en sujet.
Tout semble bien aller, à moins d'accident. Nous devons
réussir
et arriver au but au cours de la nuit prochaine. Lorsque nous avons
quitté
Paris les amis riaient sous cape et ne se cachaient pas "que Grillot ne
dépasserait
pas Maillane et que s'y trouvant si bien le raid en resterait
là".
Je n'étais pas sans connaître les pronostics de mes vieux
amis
qui m'avaient cru mort l'an dernier, alors que j'étais à
Maillane
et je m'étais bien juré d'atteindre au moins
Saint-Rémy-de-Provence,
rien que pour leur démontrer que "Grillot était capable
de
dépasser Maillane".
Vous dire que cela m'a amusé de quitter Maillane pour aller
à
Menton à tandem et y revenir par le train serait mentir, mais
enfin
il faut bien marcher. Le Maître avait dit qu'il fallait faire
Brest-Menton,
il faut avoir le courage de poursuivre jusqu'au bout.
Bien à regret nous montons nous coucher vers deux heures avec la
perspective
de se lever à cinq heures et demie. F. Boyer et L. Genin se
tinrent
éveillés toute la nuit pour ne pas manquer le
départ
à 6 heures.
Ne trouvez-vous pas que Marre avait raison en qualifiant
ici-même,
la maison de M. H. Roumanille de "Maison du Bon Dieu" ?
Je n'ai jamais été condamné à mort mais je
suppose
que l'ultime réveil ne doit pas être plus pénible
que
celui de Maillane, le matin du 18 avril 1930.
Je suis totalement abruti dans mon lit et Mm. Roumanille, Boyer et
Genin
semblent être pour moi le Procureur de la République,
l'avocat,
le substitut, venant me dire le fatidique "Soyez courageux". Je leur
demande
si "l'autre" est levé. L'autre c'est mon complice Coiffier qui
dort
à l'étage en dessous et qui, comme moi, est
condamné
aux galères, c'est-à-dire à aller de Brest
à
la frontière italienne sur un engin que l'on nomme tandem.
Qu'ai-je donc fait pour que l'on me chasse ainsi de mon lit où
je
suis si bien et pourquoi veut-on à toute force que je quitte
Maillane
pour y revenir demain? Je me jure en moi-même que je ne me
lancerai
jamais plus dans une aventure pareille où il faut
véritablement
souffrir physiquement et moralement pour en atteindre le but...
Tant bien que mal nous quittons à 6 heures la patrie de Mistral,
la
mort dans l'âme comme bien entendu. Heureusement encore que Boyer
et
Genin sont là pour nous aider et alimenter la conversation. Par
une
route assez mauvaise nous atteignons Saint-Rémy-de-Provence
où
naquit, paraît-il, Nostradamus, et regagnons la N.7.
quittée
à l'entrée d'Avignon, par la N.99, côtoyant les
Alpilles.
Le temps est magnifique, les montagnettes de Provence se
détachent
sur un ciel d'un azur incomparable, donnant au paysage un cachet bien
particulier
à cette belle région.
A la sortie d'Orgon, nous cassons un câble de frein
remplacé
aussitôt par F.Boyer, qui ne craint pas de se salir les mains
avec
l'innommable couche d'huile et de boue recouvrant la machine.
La cadence n'a rien de particulièrement brillante. Il est vrai
que
nous avons 1.300 kilomètres dans les jambes, mais à tout
prendre
je comptais que nous marcherions un peu mieux. Nous attaquons
après
Lambesc une série de faciles ondulations où le tandem de
Paris-Aix
l'an dernier avait littéralement rampé. Il est vrai que
le
Brest-Menton à cet endroit ne lui est guère
supérieur.
Enfin voilà la dernière côte et la plongée
sur
Aix-en-Provence où nous atteignons la vitesse limite.
Nous nous reposons une longue heure dans un café où nos
bons
amis F.Boyer et Genin nous quittent pour rentrer à Avignon. Leur
compagnie
nous a été d'une grande utilité et nous a fait
gagner
un temps appréciable. Nous l'avons bien constaté par la
suite.
Ils ont bien droit eux aussi à notre reconnaissance.
En quittant Aix, nous remarquons que le temps s'est sérieusement
gâté
et que nous restons sur place. Coiffier souffre de la selle, et mon
genou
me tiraille continuellement. Nous ne prononçons pas une parole
et
le paysage cependant agréable passe tout à fait
inaperçu.
A ce moment, nous aurions donné je ne sais quoi pour être
à
Menton.
Un vent de trois quarts face nous gêne considérablement.
La
pluie se met à tomber fine et pénétrante: c'est
presque
la débâcle. Péniblement, nous arrivons à
Saint-Maximin-la-Sainte-Baume
où nous déjeunons sans appétit. A une moyenne
horaire
assez faible nous poursuivons notre route par Brignoles où les
côtes
recommencent à se succéder sans interruption. Cette
fois-ci,
nous commençons à en avoir assez d'être sur ce
tandem
depuis lundi dernier et nous nous énervons au moindre incident.
A
peine sourions-nous à la vue d'une borne nous indiquant Gonfaron
:
vous savez Gonfaron... le pays où les ânes volent,
illustré
par le fameux Maurin des Maures et son vieil ami Carlo-Soulet (le vrai)!
La pluie ne nous quitte guère depuis Saint-Maximin. Le vent, par
contre,
s'est un peu calmé‚ ou du moins son effet
désastreux est atténué
par les montagnes du haut Var.
Nous dînons à Vidauban. Je constate que nous n'avons pas
de
train à Menton pour nous ramener à Avignon avant le
lendemain
matin à huit heures. En conséquence, nous décidons
de
ne pas nous presser et de traîner toute la nuit sur la route. Il
n'y
a d'ailleurs aucun moyen de faire autrement. La N.7, depuis la
vallée
du Rhône, est en cours d'élargissement, si bien qu'en
pleine
nuit, lentement heureusement, je précipite le tandem dans un
chantier
non éclairé. Plus de peur que de mal.
La nuit est absolument noire, et comme nous marchons lentement de peur
des
dérapages sur la route mouillée, nous ne voyons pas
grand'chose.
Vers onze heures du soir nous arrivons à Fréjus où
les
cafés sont encore ouverts. Nous évitons la corniche de
l'Estérel
trop accidentée et traversons le massif par la N.97.
Nous grimpons une côte interminable - elle a bien dix
kilomètres
- dans un site qui doit être enchanteur en plein jour,
certainement
plus en tout cas que la route de la mer, hérissée
d'abominables
panneaux de publicité, détruisant totalement le site.
Les hôtels n'ont pas d'autre moyen que cela pour nous annoncer
que
l'on mange bien chez eux et qu'ils sont distants de 92
kilomètres.
Le Touring-Club et les préfets des départements du Var et
des
Alpes-Maritimes ne s'aperçoivent donc pas que notre Côte
d'Azur
est maintenant sabotée par ces placards insolents et ridicules,
dont
la race ne fait que croître et embellir.
J'ai ouï dire qu'il existait quelque part en France un
Comité
de protection des sites. Les membres du sus-dit Comité ne
voyagent
donc pas et se contentent donc de discuter autour d'un tapis vert ? Je
serais
porté à le croire en constatant le mal dont souffre la
Côte
d'Azur française. Si cela continue, le touriste parcourant la N7
ne
verra plus la mer, mais une succession de barrières jaunes,
rouges,
bleues, vertes sur lesquelles sont peintes en lettres géantes,
des
inscriptions ne trompant personne.
J'ai connu naguère la Côte d'Azur. Je la revois
aujourd'hui
dans un triste état. Je ne suis pas près d'y retourner ni
de
conseiller à nos lecteurs d'y aller. On voit aussi bien sur la
route
de Quarante-Sous !
La rampe culmine vers 325 mètres d'altitude à
proximité
de l'auberge des Adrets où se réfugiait le fameux brigand
Gaspard
de Besse. Nous descendons lentement par une route en bon état,
de
laquelle nous apercevons les lumières de Cannes au fond du Golfe
de
la Napoule.
Nous entrons dans la ville vers deux heures du matin. Nous avons la
chance
de trouver un café ouvert, où nous pouvons nous
réconforter.
Nous restons là près d'une heure au milieu d'un groupe de
fêtards
contemplant d'un oeil amusé notre machine et nos visages
fatigués.
Ils nous apprennent en outre deux histoires à faire tomber en
pâmoison
un régiment de cuirassiers ! C'est dire que je ne vous les
répéterai
pas!
La route après Cannes n'est plus une route mais une rue
où
rien ne manque : rails, réverbères, maisons, etc... Il en
sera
ainsi jusqu'à Menton, c'est-à-dire pendant 65
kilomètres
et si, après cela, vous trouvez encore du charme à la
Côte
d'Azur, c'est que vous ne serez pas difficile.
Pourquoi, au fait, aimons-nous le cyclotourisme ? Parce qu'il nous fait
visiter
des régions intéressantes et qu'il nous procure le calme
que
nous n'avons pas dans les villes où nous habitons. Et quand, au
cours
d'un voyage en un lieu dont les beautés sont clamées
à
tous les échos, on rencontre une ville dont la traversée
dure
65 kilomètres, j'estime qu'on a le droit de la trouver mauvaise.
Après Cannes, nous traversons Golfe-Juan, Juan-les-Pins,
Antibes,
où je tombe de sommeil. Je suis obligé d'arrêter le
tandem
et de céder la direction à Coiffier qui, heureusement, ne
s'endort
pas. Cette défaillance qui comptera dans ma carrière ne
dura
qu'un quart d'heure, mais elle fut rude, et si Coiffier n'avait pas
repris
tout de suite le guidon, j'ignore à quelle heure nous serions
arrivés
au but.
Après Cagnes, nous franchissons le pont sur le Var et quittons
la
route nationale de manière à éviter les
pavés
de la Californie sévissant de l'hippodrome à Nice, soit
six
kilomètres.
A l'entrée de la Promenade des Anglais Coiffier me cède
la
direction et déclare souffrir énormément de la
selle.
Le jour est complètement venu, de gros nuages noirs roulent
au-dessus
de la mer qui, ce matin, vole son titre de Grande Bleue.
A cet instant précis je constate que nous n'avons plus que le
temps
d'aller à Menton prendre le train. Cette perspective me donne le
coup
de fouet nécessaire, d'autant plus que je sens Coiffier mal en
point.
Nous traversons Nice en vitesse, tout en regrettant de n'avoir pu
prévenir
l'ami Barnoin parce que nous pensions passer ici dans la nuit.
Nous prenons par la petite corniche. La moyenne eut été
évidemment
préférable mais elle a le défaut d'être trop
dure
pour nos jambes fatiguées, car passer une nuit sur la route
après
ce que nous venons de faire n'a rien de réjouissant ni de
reposant.
La route de cette petite corniche est, malgré tout,
accidentée.
De plus une double voie de tramway la suit de bout en bout. Si l'on
ajoute
à cela une couche de boue sur le goudron vous aurez un
aperçu
des trente derniers kilomètres de notre voyage.
Cette fin (d')étape fut pour nous un calvaire. Coiffier
souffrait
tellement qu'il ne pouvait plus tenir en selle. Il se soulevait souvent
et
imprimait à la machine des secousses pouvant la
précipiter
à terre avec ses occupants, en raison de la boue. Quant à
moi,
mon genou ne tournait plus, mais la hantise de l'heure du train me
faisait
oublier la souffrance. Je tenais absolument à avoir cet
express
de 8 heures, de manière à retrouver nos amis à
Avignon
dans l'après-midi, c'est-à-dire le plus tôt
possible.
A Monte-Carlo, nous nous précipitons dans une pâtisserie,
le
visage ravagé, les vêtements boueux, comme des indigents
à
la porte d'une soupe populaire. Et maintenant que j'écris ces
lignes,
assis dans un fauteuil, une bonne pipe aux dents, je ne peux
m'empêcher
de sourire en pensant à la fin de ce Brest-Menton, à nos
souffrances,
à nos espoirs, à cette maudite Corniche enfin.
Coiffier, pour qui la douleur devient intolérable, ne se pose
presque
plus sur la selle. J'attends la chute à tout instant et lui
annonce
Menton à 4km pour le faire patienter. A peine avais-je
fini
de lui dire cela qu'un superbe panneau proclame en blanc sur fond rouge
"Menton
: 11km". Je l'aurais pulvérisé ! La route monte toujours.
Je
me demande quand va-t-elle descendre ? L'heure du train approche,
Menton
aussi heureusement.
Enfin voici la fin. Nous descendons en roue libre et franchissons, le
sourire
aux lèvres, le poteau indiquant Menton. A cet endroit, j'aurais
aimé
voir "Hôtel de la Duchesse Anne. Bonne cuisine, chambres
confortables.
Vue sur la mer. Brest 1.502km", en blanc sur fond rouge,
évidemment,
comme le satané poteau de tout à l'heure.
Sans descendre de machine, nous nous précipitons à la
gare,
enregistrons le tandem et constatons que je me suis trompé de
vingt
minutes pour le train qui n'arrivera que dans une demi-heure. Nous
goûtons
sur un banc du quai de la gare notre premier "vrai" repos depuis
longtemps.
Et voilà, ami lecteur, ce que nous avons vu de Menton !
Cette randonnée effectuée avec une machine de pur
tourisme,
pesant bien 30kg en ordre de marche et avec les bagages, a
prouvé
une fois de plus la supériorité du pneu ballon, du
changement
de vitesse en marche, et du tandem extra-rigide, absolument
dépourvu
de tout amortisseur mécanique.
Nos pneus, de façon main de 50 mm se comportèrent
admirablement,
puisque nous effectuâmes tout le parcours avec la même
paire,
avec deux crevaisons seulement.
Les vitesses de notre machine, étudiées une fois pour
toutes,
aussi bien pour la plaine que pour la montagne, étaient au
nombre
de neuf, commandées en marche. D'une part au pédalier
(52,
44, 24 dents) par un dérailleur léger et à la roue
libre
(24, 17, 14 dents) par un Cyclo en duralumin 3 vitesses.
Nous n'eûmes à nous servir que des deux grands jeux et
encore
assez peu souvent du 52x14 parce que le profil du terrain et les
conditions
atmosphériques ne s'y prêtaient pas. Si la
randonnée
s'était arrêtée à Avignon, nous aurions pu
mener
la Vallée du Rhône tambour battant avec le 8
mètres,
mais il fallait se ménager en raison des 300 derniers
kilomètres
qui ne sont pas précisément plats.
Le freinage du tandem était assuré par deux freins sur
jante
(peu utilisés) et d'un tambour muni d'une commande rétro,
vraiment
énergique et sûre.
Et maintenant que j'ai énuméré quelques
caractéristiques
de notre machine, une question se pose. Une éternelle question
qui
connaît autant de réponses que de cyclotouristes : "Le
tandem,
pour une randonnée semblable, est-il vraiment
préférable
au vélo?"
Pour ma part, je suis persuadé de la supériorité
du
tandem pour des raids même très longs, en terrain
moyennement
accidenté. Sur le plat, le tandem permet de soutenir des
moyennes
beaucoup plus fortes qu'à vélo et dans des conditions
certainement
plus agréables. Une bonne équipe de tandem doit battre
sur
Paris-Avignon un très bon cycliste.
Pour Brest-Menton, je ne serai pas aussi affirmatif, car, en raison du
profil
du terrain, notre tandem ne nous a pas permis des vitesses
considérables
qui constituent un avantage sur la bicyclette. Si nous étions
partis
avec Coiffier chacun sur un vélo serions-nous arrivés
aussi
bien ? Je serai presque tenté de le croire, à condition
toutefois
que nous nous soyons attendus mutuellement dans les mauvais moments. Si
chacun
part à son allure, la randonnée se passe la plupart du
temps
en solitaire et la défaillance vient vite pour celui qui est
derrière.
Pour ma part, je préfère le tandem pour la grande
randonnée,
même s'il doit me faire perdre du temps. Je n'aime pas rouler
seul,
je n'aime pas être lâché, ni attendre les gens qui
traînent,
c'est pourquoi la machine double concilie tout, pour la bonne raison
qu'il
faut les deux équipiers pour la propulser.
La question du tandem pour une équipe mixte (en randonnée
j'entends)
ne se pose pas. Pour deux hommes, elle est discutable. Tout
dépend
des aptitudes des équipiers. Aussi je me garderai de conclure
décisivement
et me contenterai de ces quelques mots : "Faites comme nous, essayez !"
L'itinéraire que nous avons suivi est loin d'être le plus
court.
Je suis persuadé qu'il est le plus facile. Si la route passant
par
Saint-Brieuc, Rennes, Laval et Tours est plus courte de 70 km. que la
nôtre,
elle doit être aussi pénible jusqu'à Rennes et
beaucoup
plus dans les Alpes Mancelles que sur les bords de la Loire, parties
correspondantes
au point de vue kilométrage de Brest.
Marre, dans un récent article, parlait de la route d'hiver des
Alpes,
qui raccourcit sur la vallée du Rhône. A mon avis, il faut
l'éviter
parce qu'elle comporte le passage de cols très faciles lorsqu'on
est
frais, mais assez coriaces après 1.000 ou 1.200 km. de route.
Dès
que la distance commence à peser sur les muscles, les rampes
paraissent
terriblement dures et longues, alors qu'avec la même fatigue on
marche
encore convenablement sur le plat. Et si j'avais à recommencer
Brest-Menton,
je crois qu'à tout prendre je suivrais le même
itinéraire.
Avant de terminer ce long récit, je tiendrai à citer
à
l'ordre du "Cyclo" mon ami Roger Coiffier qui, âgé de 19
ans,
a pu mener à bien une randonnée de 1.500km en cinq jours.
On
pourrait certes me blâmer de l'avoir entraîné dans
une
aventure pareille à un âge où l'évolution
physiologique
n'est pas encore terminée. Mais Coiffier est un athlète
d'une
force peu commune, bien au-dessus de la moyenne des jeunes gens de son
âge,
et d'une résistance telle que notre randonnée n'a
laissé
aucune trace sur sa constitution.
Voilà donc entré dans l'histoire, le raid tant
prôné
par notre vieux Maître, Paul de Vivie. Je me faisais une
fête
de réaliser Brest-Menton pour lui faire plaisir, et lui montrer
que
les jeunes générations n'avaient pas oublié les
traditions
de l'Ecole Stéphanoise. Malheureusement, la mort a frappé
trop
tôt l'apôtre de la Randonnée, l'homme qui, par son
exemple,
avait su galvaniser les jeunes, ranimer leur feu sacré,
élever
leur idéal et les faire entreprendre des choses qu'ils
n'auraient
même pas envisagées.
Randonneurs, enfourchez vos machines et roulez en ligne droite à
travers
la France. Essayez Brest-Menton, battez notre temps, essayez
Brest-Strasbourg,
Dunkerque-Biarritz, les autres Diagonales de France, l'ombre du grand
Maître
tressaillira d'allégresse...
Georges GRILLOT
Les chiffres présentés sèchement ont quelquefois
une
éloquence digne d'éclipser les plus grandes phrases, les
plus
belles périodes.
L'autre soir, n'ayant rien à faire, je me suis livré
à
de petits calculs sur le raid Brest-Menton, en me basant sur le livre
de
bord du voyage.
J'ai trouvé que de l'extrême pointe de la Bretagne aux
confins
de la Riviera, les roues du tandem avaient fait environ 715.000 tours
chacune,
que la distance représentait, en prenant le braquet
utilisé
le plus souvent, 230.000 coups de pédales, que la petite poulie
en
duralumin du Cyclo avait fait plus de 1.000.000 de tours. De plus,
l'éclairage
ayant servi environ 500km, la roulette de la magnéto a dû
tourner
sur elle-même environ 12 millions de fois.
Si cela vous amuse, vous pouvez continuer !...