Par Roger CHETIVEAUX
Le compte rendu qui suit est paru dans les Cyclo-Magazine n°222 et 223 des 1 er et 15 janvier 1947. Le texte est reproduit intégralement sans aucune modification. Les illustrations, sauf la premiére, et publicités sont d'époque mais ne figurait pas dans les articles originaux.![]() |
En 1939, dès le retour de ma randonnée « Dunkerque-Hendaye » j’avais promis à ma magnifique « Reyhand (*) », que j’avais délaissée à cette occasion, une traversée de la France encore plus grande que celle accomplie, traversée que je comptais effectuer l’année suivante. Malheureusement, les événements m’ont empêché de tenir cette promesse, et je crains que ce soit pour cette raison que ma superbe monture m’ait abandonnée, lors d’un retour de vacances alors que je l’avais confiée à la S.N.C.F. ; à moins que de semblables machines n’admettent pas d’être véhiculées autrement que leurs propriétaires. Ce n’est donc qu’en septembre 1946 que j’ai pu mettre mon projet de 1939 à exécution, car il ne m’a pas fallu moins de deux années pour arriver à me remonter une machine presque semblable à ma « Reyand ». Mon ami Cointepas que j’ai souvent sollicité pour obtenir du matériel et que je tenais au courant de la construction de mon cycle, peut vous affirmer que ma volonté et ma ténacité ne se manifestent pas que sur la route. |
Puisque je vous entretiens de ma machine, parlons de suite de mon « racer », car en dépit des affirmations de mon camarade P. Luceau, je ne sais pas si je « marcherais » sur un « clou ». Je n’ai jamais essayé et je n’ai pas la moindre envie de le faire. Ce que je puis affirmer c’est que toutes les pièces de ma bicyclette ont fait l’objet d’un choix méticuleux et d’un montage des plus parfait. A mon avis cette question mécanique est une des plus importantes et ne doit pas être traitée à la légère. J’équipais donc cadre en Reynolds 531 (cadre de 58 soudé) d’un pédalier C.A.R. à roulements annulaires, je fis appel aux Etablissements Stronglight pour la direction et les manivelles de 17 cm. à emmanchement carré. La Maison Mavic A.V.A me fournit les jantes de 650 « raid », le guidon « Critérium » et les garde-boue ; ces jantes furent transformées en roues grâce à une superbe paire de moyeux Maxi C.A.R.reçue 8 jours avant mon départ. Certains pourront penser que c’était risquer de mettre ces moyeux sans les avoir rodés au préalable ; ceux-là ne connaissent certainement pas la construction, ni la fabrication de ces sortes de moyeux. Reliant jantes et moyeux, les inoxydables « 3 étoiles » me donnent des roues rigides au roulement impeccable. Complétant ces roues, des chambres à air en feuille anglaise et des façon main d’avant guerre m’assurent le maximum de légèreté pour «ce qui tourne ». L’inévitable « Cyclo » me donne 8 vitesses ayant un couple 46-28 au pédalier et 4 vitesses à l’arrière : 15-17-19-23. L’éclairage est assuré en principe par dynamo dont je me suis d’ailleurs très peu servi. M.Bernardet me fournit les « cantivelers » dont je suis pleinement satisfait. Etant obligé de transporter du ravitaillement, j’adopte un petit porte-bagages avant en dural de ma conception et de ma fabrication (non breveté, je m’empresse de le dire). L’outillage est réduit au minimum : une clé 4 trous (j’ai standardisé de nombreux écrous puisque la plupart des constructeurs se refusent à le faire), un nécessaire de réparation, une chambre à air de rechange, une lampe de poche, du fil à boyaux et une aiguille, une petite burette, un couteau avec tournevis et enfin 2 mètres de ficelle, car, comme Formy, je prétends que ça peut toujours servir, j’ai même ajouté 20 cm. de chatterton.
Le poids (il faut bien en parler puisque c’est la mode actuellement) de tout cet ensemble atteignait 9 kg. 500. J’incorpore toujours avec le poids de ma machine celui de l’outillage car bien souvent le gain de poids acquis par l’emploi d’une pièce légère est neutralisé par l’outil servant à parer la panne de ladite pièce.
Comme dans l’armée, un randonneur doit posséder plusieurs tenues ; pour ma part j’en ai 3pour accomplir ma randonnée : une de jour, une de nuit et une de pluie. Celle de base, la tenue de jour se compose d’un short avec 4poches (détail important), d’une chemise, d’une paire de bas en laine naturelle très douce, et d’une paire de chaussures cyclistes souples à semelles rigides munies de cale-pédales. J’ai abandonné, à mon grand regret, mon maillot de laine 3 poches de « Dunquerque-Hendaye », car les mites en avaient ainsi décidé. Ajoutez à cette première tenue : un pull-over, un blouson avec capuche en tissus très serré, une paire de jambières de laine allant de la cuisse à la cheville, une paire de gants et vous obtenez la tenue de nuit. Une pèlerine avec capuche complète les deux tenues précédentes pour en faire une tenue de pluie dont j’eus, malheureusement, à me servir. Comprenons dans cet équipement mon sac avant. Ayant à transporter du ravitaillement j’ai également une petite musette.
La
question
alimentaire ne fut pas une de plus faciles à résoudre, et
je dois à nouveau
remercier Cointepas des produits alimentaire qu’il me procura. La
base de mon alimentation
fut constituée par des casse croûte au pain beurré
avec du miel. Le restant se
composa de « Dextrosport », de chocolat, de
gâteaux secs que je fis
faire spécialement, d’un fameux gâteau de riz, de
fruits (poires uniquement),
le tout arrosé de thé très sucré pour la
première partie et de vin rouge pour
la seconde. Je ne prévoyais aucun repas à
l’hôtel, je fus obligé de m’arrêter
le dimanche à midi dans la vallée du Rhône, avant
Montélimar, car mon estomac
réclama des aliments chauds. Je partis de Brest avec du
ravitaillement jusqu’à
Chateaubriand. A Chateaubriand, à Angers, à
Châtillon-sur-Indre, les camarades
du Mans venus m’accompagner m’apportèrent du
ravitaillement ; j’avais
envoyé un colis à Roanne et je dus en transporter le
contenu de Roanne jusqu’à
Nice en l’allégeant d’ailleurs beaucoup moins que je
le pensais. Mon itinéraire ne fut pas celui de mes prédécesseurs, je traversai la Bretagne au centre, estimant que quelques côtes près le centre n’est pas plus dur que le littoral nord. C’est ainsi qu’après Brest et Landerneau je me dirigeaisur Huelgoat, Carhaix, Pontivy, |
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Josselin, Ploermel, Guer, Bain-de-Bretagne et Châteaubriand. De là, je rejoignis Angers, Saumur, Candes, Chinon, Ste-Maure, Flovier et Châtillon-sur-Indre où je retrouvai la N.143 qui me conduisit à Montluçon en passant par Châteauroux. Après Montluçon, les N.145 et 146 m’emmenèrent à La Palisse où je retrouvai la n7que j’abandonnais peu après Roanne pour aller vers Feurs, St-Etienne, le col des Grands Bois, la rive droite de la vallée du Rhône jusqu’à Valence, où je retrouvai la N7 que je ne quittai plus jusqu’à menton, sauf pour éviter Avignon grâce à la N7F. Elle me laissa un souvenir inoubliable ( patience, le moment n’est pas venu de le raconter). Je cite pour m »moire que la N7 après Valence, me fit traverser Orange, Aix-en Provence, Fréjus, Cannes par l’Estérel, Nice et Menton. Que dire de cet itinéraire, Il ne compte que 1.375 km kilomètre au lieu de 1.406 ; il permet d’éviter Lyon, ou tout au moins les routes de Tassin, de la demi-Lune, où seul un « natif » peut s’en sortir en perdant le minimum de temps. Il faudrait pour passer par Lyon, être certain d’être accompagné. Par contre, il est certainement plus dur que les précédents en ce qui concerne la traversée de la Bretagne, le centre de la France, et le col du Grand Bois. Il y a là une question d’appréciation personnelle que le randonneur doit résoudre.
Je m’étais proposé d’accomplir cet itinéraire en 70 heures, de la façon suivante : Brest-Roanne, 785 kilomètres en 37 heurs, arrêt de 6 heures à Roanne, et Roanne-Menton, 590 km, en 27 heures. Sans mes deux incidents, je crois que j’aurais tenu mon horaire, car, comme Fourmy, je suis certain que l’on peut joindre Brest et Menton en 70 heures et peut être moins.
Mon contrôle fut assuré par la Commission de Contrôle des randonnées. Des 17 localités dont R.Vigne m’avait donné la liste, partirent des cartes témoins adressées à Cyclo-Magazine. Rien de spécial à signaler pour mon entraînement qui fut des plus normal : une rapide « descente » et « remontée » en Provence à Pâques où je reconnus le parcours de Châtillon-sur-Indre à Avignon ; les sorties dominicales organisées par les Cyclos Touristes Sarthois, quelques brevets avec nyctos, un voyage en cyclo-camping en Suisse, et 15 jours avant mon départ un aller et retour Le Mans-Gien (400 kilomètres) pour mettre au point les derniers préparatifs chez mon ami Cointepas. Maximum de repos pendant ces derniers 15 qui m’assura une excellente condition physique au départ.
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Si j’ai choisi le vendredi 13 septembre comme jour de départ ne croyez pas que ce soit par supertition, non, ce fut uniquement pour bénéficier de la pleine lune et de mes deux jours de repos du samedi et dimanche. Quant au mois de septembre s’il peut paraître tardif pour certain, je l’ai choisi dans l’espoir d’avoir un vent d’ouest assez courant à cette époque et pour posséder une forme parfaite, résultat de ma saison printanière et estivale. |
Passons maintenant à la réalisation même ; ne croyez pas que je vais vous relater borne par borne, ce serait fastidieux et les colonnes de cette revue ont un rôle à remplir. J’eus la bonne idée de me faire retenir, par un cyclo du Mans en vacances en Bretagne, une chambre à Brest, car trouver dans cette ville une chambre pour le soir est un tel problème presque impossible à résoudre. Après une nuit excellente, dès mon réveil je mets « le nez à la fenêtre » pour voir la direction du vent. Hélas ! si le vent est nul, le fameux crachin brestois est de la partie. Je me console en pensant que j’aurais pu avoir un vent est, mais c’est pour moi une bien petite consolation ; enfin, je pense aussi que rien n’est perdu et que vers l’intérieur de la Bretagne le temps peut être plus beau. Après tous mes préparatifs je quitte Brest à 8 heures 3 minutes exactement (le dernier café était trop chaud) je mets à la boite ma première carte contresignée de l’hôtelière et me voici sur la route de Landerneau, en rechargement d’ailleurs tout de suite après Brest. Je n’ai pas mis ma pèlerine, comptant sur l’éclaircie, mais à Landerneau je suis obligé de ma rendre à l’évidence, car mon blouson est trempé, et de mettre ma pèlerine que je ne quitterai que 11 h. plus tard. Je pars assez vite, les côtes sont avalées rapidement, je grignote même quelques minutes sur mon horaire, mais je ne puis, par la faute de ma pèlerine, bénéficier des descentes comme je le devrais. A Carhais, j’envoie la 2ème carte, il est11h.45. J’avais prévu d’y être à midi. La pluie, car le crachin est devenu pluie, cesse, puis reprend, cesse à nouveau et c’est pendant une interruption de celle-ci que je constate que mon pneu avant s’est enrichi d’un superbe clou ; démontage rapide qui me démontre la traîtrise de ce clou, n’a-t-il pas été se planter juste au raccord sur le manchon de la chambre. Je colle ma rustine en souhaitant qu’elle tienne ; malheureusement, 20 kilomètres avant Ponthivy, mon pouce s’enfonce un peu trop facilement dans mon façon main et je décide de changer de chambre à air afin de ne pas avoir à effectuer l’opération de gonflage tous les 20 kilomètres. Je continue de prendre un peu d’avance sur mon horaire jusqu’à ma 2ème crevaison, un silex à l’arrière, qui est venu m’arrêter 24 kilomètres avant Chateaubriand ; au moment de remonter en selle je fais la rencontre de mon camarade Vallée, du Mans, qui est venu pour m’accompagner de Chateaubriand à Angers. Je dois ici ouvrir une parenthèse pour signaler que cet excellent camarade est à la bas de ce Brest-Menton; par deux fois il a essayé cette randonnée, il a réussi la seconde en reliant les deux villes en 94 heures, après un arrêt de 24 heures, consécutif à des maux d’estomac; c’est en effet, au cours de ses rares conversations sur sa randonnée, alors que j’avais 17 ans, que l’idée m’est venue de tenter moi aussi des diagonales. Nous roulons assez « sec » et les 50 kilomètres qui nous séparent de Chateaubriand sont effectués en 50 minutes. Avant Chateaubriand, Robert vallée met son éclairage, car la nuit est tombée. Je profite de cette clarté qui m’évite de brancher ma dynamo et de dépenser des forces inutilement.
Voici Cande, où je mets la 3ème carte postale, il est 21 heures 30, j’ai 30 minutes d’avance sur l’horaire et j’ai accompli les 313 kilomètres en 13h. 30, ce qui donne une moyenne de 23 km 200, la fatigue est nulle. La Bretagne est traversée, la nuit est belle, il ne pleut plus, que demander de mieux ? aussi le moral s’en ressent et c’est à 23h 15 que j’arrive à Angers avec 45 minutes d’avance. Je trouve Olivier et Aure, deux camarades du Mans qui prennent la succession de Vallée.
Quelques kilomètres avant Angers, j’ai revêtu la tenue de nuit après m’être fait un massage léger avec du « Dolpic » qui tiendra mes muscles bien au chaud toute la nuit. Les bords de Loire monotones de jour mais acceptable de nuit, sont « avalés » rapidement. Nous traversons le fleuve, cher à notre ami angevin Claude, à Saumur, et profitons de l’éclairage du pont pour effectuer sur ma machine un graissage de chaîne et pédales. C’est ensuite Candes qui me rappelle, par ses meetings, de bien bon souvenirs. Après Candes, c’est la mauvaise route qui, pendant 100 km, me secoue et me force à « faire de la danseuse ». Les nombreux tas de cailloux sur la berge sont pour moi une consolation en pensant qu’il faut mieux tressauter sur des nids de poule que sur des cailloux aux aspérités dangereuses. Je passe à Ligeuil à 4 heures 55 avec 40 minutes d’avance ; j’ai perdu 5 minutes, perte qui passera à 10 minutes à Chatillon –sur-Indre où j’arrive à 6 heures 20. La nuit est passée, le sommeil ne m’a pas inquiété et la bonne route est là, ainsi que mon camarade, du Mans, qui doit m’accompagner jusqu’à Montluçon. Après un café bien chaud qui me permet de manger, car la nourriture sans boisson chaude avait du mal à passer. Nous repartons tous deux sur cette N 143 plus accidentée que je l’aurais cru. Le soleil matinal nous fait espérer une belle journée et le vent peut être considéré comme nul. Je passe Châteauroux à 8 heurs 30, avec 40’ d’avance, regrettant bien de ne pas avoir prévenu les cyclos de Châteauroux qui, lors du meeting de Candes, cette année, s’étaient offert de m’aider, au cas où une de mes randonnées passerait dans leur ville ; j’aurais été heureux de leur dire un petit bonjour.
A Châteaumeillant, j’envoie la 5ème carte, il est 10h 55 et j’ai à nouveau 45 minutes d’avance. Le gâteau de riz au chocolat, que Renault m’a apporté du Mans, est le bienvenu et je crois qu’il est pour quelque chose dans l’heure d’avance que j’ai à Montluçon où j’arrive à 12 heures 55. Je ne vois pas Cointepas sur qui je ne compte d’ailleurs pas beaucoup, et c’est seul que je continue sur cette route très accidentée qui doit me mener au repos à Roanne. Je passe à St-Gérand à 16 heures 40 et j’ai une heure 20 d’avance, résultat d’une bagarre que je livre avec un cycliste genre « coureur » que je lâche dans les côtes, qui me rejoint en descentes et que je lâche définitivement dans la dure côte, 7 km, après Montmarault. M. Touzet, de Roanne, m’avait annoncé qu’il viendrait à ma rencontre à Lapalisse, mais avec mon avance ce n’est qu’une quinzaine de kilomètres avant Roanne que je fais la connaissance de Roffat, de Roanne, avec qui j’entre dans cette ville à 19 heurs 30, le dimanche 15 septembre, avec 1 heure 30’ d’avance sur mon horaire, ayant parcouru les 795 premiers kilomètres en 35h 30, soit à la moyenne horaire de 22 km 400. Devant cette avance, je décide de me reposer 45’ de plus que prévu et de repartir avec 45 minutes d’avance le lendemain. Après un nettoyage qui n’est pas du luxe, pendant que je discute cyclotourisme avec R. Touzet, je vais me coucher sans manger, estimant que ‘estomac comme les muscles ont besoin de repos.
Aucun rêve ne vint troubler ces 5 heures et demie de sommeil, car malheureusement on ne me réveilla qu’à 1 heure 50 au lieu de 1 heure 15 comme j’avais demandé. Je repars de Roanne à 2h 40 au lieu de 2 heures 15 prévues, de telle sorte que mon avance n’est plus que de 20’, au lieu de 45’. Je me console de ce premier incident ( car il faut toujours chercher une consolation) en pensant que ce repos supplémentaire ne peut que m’avoir fait tous les biens et qu’il va me permettre de reprendre une nouvelle avance. Après un bon café chaud, avec tartines de pain au miel, me voici à nouveau sur la selle en compagnie de Touzet qui me fait éviter les pavés de Roanne et qui me quitte à l’embranchement de la N.7 et de la N.182. Seul dans la pleine de Feurs, monotone et interminable, je reperds de mon avance : après Feurs, je fais la rencontre de Jean Alline, un compatriote manceau exilé à St-Etienne, fils de mon constructeur. | ![]() |
Le thé chaud qu’il m’apporta est le bienvenu. Le jour se lève peu avant St-Etienne et comme le veille nous laisse prévoir une belle journée. Nous traversons la ville en empruntant l’itinéraire poids lourds que m’avait conseillé Cointepas pour éviter les 8 km pavés. Jean Alline me laisse au bas du col des Grands Bois à la Digonniére, il est 6 heures 50 et j’avais prévu être à St-Etienne à 6 h. 40. Je grimpe au Grands Bois très facilement et je regrette de ne pas avoir pris mon temps car je suis certain qu’il ne doit pas être des plus mauvais.
Au Col, le monument de Vélocio me fait penser à celui qui est à la base des grandes randonnées et mes pensées sur cet homme à qui nous devons tout me font oublier de regarder ma montre. La descente sur Bourg-Argental est la bienvenue et j’adresse à Cyclo-Magazine la 10 ème carte de contrôle, il est 8 heures 10 et j’avais prévu 8 heures ; tout va bien, le soleil est de la partie et l’on annonce du vent favorable dans la vallée du Rhône que j’atteins à 10 heures, à Tournon alors que je comptais y être à 10 heures 10. Je suis à nouveau en avance et le vent qui se lève et souffle asse fort est pour moi un heureux présage.
Me trouvant vers midi et demi avec 15’ d’avance sur mon horaire, je décide de m’arrêter pour manger chaud, car mon estomac est saturé de casse-croûte froid, de « Dextro », et j’ai dû faire appel au vin rouge pour arriver à faire passer ces aliments.
Un hôtel accueillant sur le bord de la route, je suis le seul client, je demande qu’on me serve très rapidement et en effet 40’ après je repars après avoir fait un excellent repas arrosé d’une bouteille de châteauneuf-du-pape, dont la principale propriété est une influence certaine sur le moral. Le vent souffle toujours et les mains en haut du guidon, j’essaie, comme une grenouille, de me faire aussi gros qu’un bœuf (chose excessivement difficile pour moi), pour profiter de cette aide qui est la bienvenue.
Dans la descente de Donzère je perds mon phare, je ne m’arrête même pas pour ramasser, pourtant quelques centaines de mètres après je suis obligé de le faire, car l’arrière est à plat, un morceau de fil de fer a traversé ma chambre à air de part en part. Après cette troisième réparation et l’envoi d’une carte témoin, il est 13h.50 et j’avais prévu 13 heures 40 ; mon arrêt pour déjeuner et ma réparation ne se soldent que par un retard de 10 minutes.
Le cap de 1.000 km est nettement passé et ma condition physique est des plus satisfaisante. Peu avant Orange, je trouve des jeunes cyclos de la Société chère à M. Guillot ; ils sont venus pour me contrôler et me quittent à Orange où j’ai 15 minutes de retard sur mon horaire.
Voici Le Pontet où je bifurque pour prendre la n.7F qui me permet d’éviter Avignon. Cette N7 me fait traverser la Durance au pont de Bompas ; mais arrivant à ce pont je constate qu’il est détruit et non réparé ; grosse faute de ma part, car j’aurais dû me renseigner auparavant. J’ai bien un pont à Cavaillon pour passer la Durance , mais il allonge de quelques kilomètres et le temps est précieux.
Connaissant parfaitement l’endroit puisque je suis resté 6 mois en cantonnement à Caumont, à 6 km de ce pont, je décide de traverser la Durance à pieds, le lit de cette rivière étant presque à sec, il y a juste deux filets d’eau de 15 mètres chacun à traverser, le reste n’étant que galets. J’enlève mes chaussures cyclistes que je mets dans ma chemise, contre ma peau, et le vélo sur l’épaule, je m’en gage dans l’eau. Le courant est très fort, j’ai de l’eau jusqu’au genoux, mais voilà qu’à 5 mètres du bord mon pied glisse et je tombe à l’eau, entraîné par le courant auquel j’offre une grande surface, je ne puis me redresser de suite, ce n’est qu’après une dizaine de mètres de cette descente que je réussis à reprendre pied et à gagner la rive, tout en ruisselant, ma machine mouillée ainsi que mon ravitaillement que je transporte depuis Roanne et qui doit me servir jusqu’à Nice.
Mais ce
sont
des détails à côté de la conséquence
plus grave qu’entraîne la perte d’une de
mes chaussures, le courant, en s’engouffrant dans ma chemise, a
sorti celle-ci
de mon short et ma chaussure m’a abandonné. Me voici donc
à 300 km du but avec
une seule chaussure, tous mes vêtements mouillés et avec
¾ d’heure de retard
sur mon horaire. A la première maison que
j’aperçois, un poste à essence, je
demande qu’on prête, qu’on me loue ou qu’on me
vende une paire de chaussures.
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La
dame,
très
aimable d’ailleurs, m’offre une paire de pantoufles, du 41
ou 42 ( je chausse
du 39) dont la semelle a été renforcée avec du
pneu à auto, et c’est avec ces
chaussures cyclistes d’un nouveau genre que je terminerai, tout
au moins
jusqu’à Nice, ma randonnée. Je repars et je sèche rapidement sur la route ; mon sac de guidon fait office de séchoir et alternativement, chaussettes, genouillères, pull-over, blouson vont aller prendre place sur ce séchoir improvisé. J’arrive à Lambesc à 20 heures, alors que je devais y être à 19 heures, mes cartes témoins, mouillées, se refusent à toutes inscriptions, c’est pourquoi celle de Lambesc ne porte pas d’heure de passage. Voici Aix-en Provence où la fête bat son plein, un dernier bidon de vin rouge pour la nuit à passer, quelques brioches, un peu de « Dextro »voilà mon repas du soir et c’est à nouveau la route. Route dure, aux côtes qui paraissent longues et au pourcentage élevé ; peut-être est-ce déjà l’effet de mes chaussons qui commence à se faire sentir, car ils me font souffrir ces semelles non rigides et ce dessus en tissu dans lequel les cale-pieds pénètrent comme dans du beurre. C’est la nuit, je roule sans éclairage puisque j’ai perdu mon phare. Ma petite lampe de poche sert à me signaler aux nombreux poids lourds qui, venant en sens inverse, m’éblouissent à qui mieux mieux. |
Après Brignoles, me voici à Flassans où j’adresse la 15ème carte postale, il est 23h 50 et j’ai 1 heure de retard sur mon horaire. Ce retard ne fera que s’accentuer, causé en grande partie par les chaussons et par la dureté de la route. A signaler un léger arrêt, œuvre des gendarmes, 20 km avant Fréjus, au cours duquel je fis mon petit effet par mes réponses à leurs questions habituelles : D’où venez-vous ? De Brest. Où allez-vous ? à Menton. Estimant sans doute avoir à faire à un fou, ils jugent plus sage de me laisser partir sans me dresse le petit procès-verbal d’usage, pour défaut d’éclairage.
C’est ensuite Fréjus que je m’attendais à voir avec plus de lumières, et pour terminer voici l’Estérel qui, malgré ma fatigue et mes chaussons ne m’a pas paru être un obstacle sérieux. J’arrive dans le haut de ce « col » et après quelques centaines de mètres de descente, je fais la rencontre de mon ami Olivier, ex-manceau, établi photographe à Nice, avec un autre ami manceau, Gauvin. Cette rencontre est la bienvenue, il m’apporte du ravitaillement et du thé tellement chaud que je ne puis le boire immédiatement.
Nous redescendons rapidement sur Cannes, je lui fais part de mon incident du passage de la Durance, car il est tout surpris de voir un « diagonaleux » en chassons. Voici Cannes ; il est 4 heures 30, alors que je comptais m’y trouver à 3 heures. C’est ensuite le bord de côte, puis le passage du Var par le pont de chemin de fer, où la marche à pied est nécessaire, et voilà Nice, calme à cette heure, heureusement pour moi, me précise Olivier. Un court arrêt chez lui, je me débarrasse de mon ravitaillement, de mon blouson, je mets une paire de chaussure « usage ville ». Après un bon café, nous repartons vers Menton par la basse corniche qui n’a, par endroits, de basse que le nom. Ces 28 derniers kilomètres qui nous séparent de Menton sont couverts en 1 heure ¼ et c’est définitivement à 7 h 35 le lundi 16 septembre que je termine cette petite promenade qui m’a conduit de la Bretagne à la côte d’Azur en 71 heurs 35.
Je regrette de ne pas avoir été voir M. Lignier dont les amis m’ont dit tant de bien, mais je fais le retour de Menton à Nice en autocar, mon ami Olivier devant reprendre son travail à 9 heures. Un bon nettoyage à mon arrivée à Nice, une bonne soupe à l’oignon, 2 œufs sur le plat et je vais me coucher vers 10 heures pour me lever à 13 heures. Nous déjeunons en parlant évidemment de cyclotourisme, un petit tour sur la Promenade des Anglais l’après-midi. Je reprends le train le soir à 18 heures pour arriver au Mans le lendemain soir à 21 h 301, en passant par Lyon et Tours. Je dors dans le train qui m’emmène de Nice à Lyon, si bien qu’à mon arrivée au Mans toutes traces de fatigue sont disparues.
Inutile de vous parler de ma joie ; joie d’avoir mené cette randonnée sans trop de fatigue ; joie d’avoir battu ce record officieux de 72 heures et de mettre fin à cette polémique regrettable, qui fit plus de mal que de bien au véritable cyclotourisme sportif ; joie d’avoir éprouvé la camaraderie et l’amitié qui unissent tous les cyclotouristes. C’est pourquoi, sans plus tarder, je veux remercier ceux qui m’ont aidé dans mon raid et qui ont pour noms : Cointepas de Gien ; Merpien, Vallée, Olivier m., Renault, du Mans ; Touzet et Roffat, de Roanne ; J. Alline, de St Etienne ; les deux jeunes gens d’Orange dont j’ai perdu les noms ; M. et Mme Alivier, Gauvin, de Nice ; Vigne et Cyclo-Magazinequi assurèrent mon contrôle et, pour terminer, M.Alline du Mans. Sans but commercial, il me procura du matériel qui me permit de monter ma superbe machine et ceci en 1943, alors qu’il était rare de trouver une paire de manivelles « Stronglight » en dural ou autres accessoires semblables à des prix normaux et il me semble que ce fait mérite d’être signalé. | ![]() |
Je terminerai en indiquant que cette diagonale peut très bien être effectuée en mois de 70 heures, et sans mes deux regrettables incidents, je devais y parvenir. A ceux qui voudront tenter leur chance, je souhaite bonne route et je me tiens à leur disposition pou leur donner tous renseignements pouvant leur être utiles, leur route passant d’ailleurs près du Mans, je ferai un plaisir de les accompagner. Quant à moi, comme on dit jamais deux sans trois…Eh bien ! à l’année prochaine.
Roger CHETIVAUX
(*) NDLR: REYHAND était un constructeur lyonnais très réputé. Durant la guerre A.I. Reiss, son animateur, est tombé sous les balles ennemies et repose au cimetière militaire de Saulieu. Ci-dessous la reproduction de publicités du n°47 de Cyclo-Magazine 15 avril 1938: